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57. VENUS. 7 ANS

Miroir. Avec mon nouveau nez, je me trouve encore plus belle. Je suis inscrite dans une école pour enfants stars qui professe la méthode d'éducation du Dr Hat-kins. On nous laisse faire ce qu'on veut comme on veut quand on veut pour laisser s'exprimer librement nos pulsions. Je me contente le plus souvent de dessiner un petit bonhomme prisonnier.

— C'est qui? demande la pédagogue. Ton papa? Ta maman?

— Non. C'est l'Autre.

— Quel autre? Le prince charmant?

Je précise:

— Non, c'est l'Autre, celui dont je rêve parfois.

— Eh bien, cet Autre a sa dénomination propre, c'est le prince charmant, m'informe la pédagogue. Je l'ai cherché, moi aussi, et puis je l'ai trouvé en rencontrant mon mari.

Rien ne m'agace autant que ces adultes qui n'écoutent pas les enfants et se figurent tout savoir. Je hurle:

— Non, l'Autre n'a rien à voir avec le prince charmant! C'est le prisonnier. Il est coincé et il veut sortir. Je suis la seule à pouvoir l'aider, mais pour ça il faut que je me souvienne.

— Que tu te souviennes de quoi?

Je n'ai pas de temps à perdre. Je tourne les talons.

La semaine dernière un magazine m'a convoquée pour une séance de photos. C'est grâce à maman qui me fait de la publicité partout où elle va pour son travail. J'ai posé pendant deux ou trois heures assise sur un tabouret avec un bouquet de fleurs. Je crois que c'était pour un calendrier. Maman est restée dans les coulisses à jouer à ce jeu où il faut annoncer des nombres de plus en plus élevés et terminer par le mot dollar.

Maman m'a déclaré que je devenais quelqu'un de très important. Elle m'a dit que j'étais la nouvelle Shirley Temple. J'ignore qui est cette fille, sans doute l'une de ces innombrables actrices vieillardes qui servent de références à ma mère. De toute façon, moi, à part Liz Taylor, je les trouve toutes moches.

58. JACQUES. 7 ANS

Depuis quelques semaines, l'école compte une nouvelle élève. Quand arrivent des nouveaux, j'ai toujours envie de les aider à s'intégrer.

Cette nouvelle-là est un peu spéciale. Elle est plus âgée que nous. Elle a huit ans. Sans doute a-t-elle été obligée de redoubler une classe quoiqu'elle n'ait pas l'air cancre. Elle vit dans un cirque. À force de changer tout le temps d'endroit, ce n'est pas toujours facile de suivre les programmes.

La fille s'appelle Martine. Elle me remercie de mon accueil, accepte mes conseils et me demande si je sais jouer aux échecs. Je dis non et elle sort de son cartable un petit jeu en plastique pour m'apprendre. Ce qui me plaît dans les échecs, c'est que l'échiquier est comme un petit théâtre où des marionnettes dansent et se débattent. Elle m'enseigne qu'il y a tout un mini-code de vie à respecter pour chaque figurine. Certains avancent à petits pas: ce sont les pions. D'autres glissent loin, comme les fous. D'autres encore peuvent sauter par-dessus les autres pièces, ce sont les cavaliers.

Martine est une surdouée des échecs. À son âge, elle affronte déjà en tournoi plusieurs adultes simultanément.

— C'est pas difficile. Les adultes ne s'attendent pas à ce qu'une fillette les agresse, alors je fonce. Ensuite, ils jouent en défense. Quand ils sont en défense, ils deviennent prévisibles et ils ont un coup de retard.

Martine affirme que, pour gagner, il faut respecter trois grands principes. En début de partie, sortir au plus vite ses pièces de derrière la ligne de défense afin qu'elles puissent entrer en action. Ensuite, occuper le centre. Enfin, fortifier ses points forts plutôt que de chercher à conforter ses points faibles.

Les échecs deviennent une passion. Avec Martine, nous nous lançons dans des parties chronométrées où il faut réfléchir non pas sur un seul coup mais sur les six à venir qui s'enchaîneront en toute logique.

Martine dit que je suis bon à l'attaque mais pas terrible en défense, alors je lui demande de m'apprendre à mieux me défendre.

— Non, rappelle-toi. Il vaut mieux fortifier ses points forts que combler ses points faibles. Je vais t'en-seigner à être encore plus efficace en attaque, car ainsi tu n'auras plus besoin d'apprendre à te défendre.

Et c'est ce qu'elle fait. Je réfléchis de plus en plus vite. Quand je joue, j’ai l'impression que l'espace et le temps se résument à cet échiquier où se noue un drame. À chaque coup, j'ai l'impression que dans ma tête une souris se hâte dans un labyrinthe en explorant tous les chemins possibles pour sélectionner au plus vite le meilleur.

Martine apporte une anecdote tirée d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée Le Joueur d'échecs de Maelzel. C'est l'histoire d'un automate qui bat tout le monde aux échecs. À la fin, on apprend qu'en fait un nain était caché à l'intérieur de la machine. Quelle trouvaille que cette chute! J'en ai des frissons de plaisir! En plus il paraît que cela s'est vraiment produit.

Martine, Edgar Allan Poe et les échecs donnent un sens nouveau à ma vie. Maintenant j'introduis beaucoup de suspense dans mes histoires dont la plupart ont pour base les échecs. Souvent les personnages de mes récits sont pris dans une partie dont ils ne connaissent pas les règles car ces fictions sont régies par des lois invisibles qu'ils ne sont pas à même d'imaginer.

Je propose à Martine de lui lire ma prochaine histoire. Elle accepte. Aurais-je enfin trouvé un lecteur? Je lui chuchote à l'oreille l'aventure de deux globules blancs qui enquêtent dans un corps humain pour y retrouver un microbe. Quand ils l'attrapent, ils constatent que le microbe a pour seule ambition de s'intégrer à la société des cellules du corps humain. À la fin, le microbe est accepté dans le corps, mais seulement à l'endroit où il peut se rendre utile.

— C'est-à-dire?

— Dans le système digestif, pour contribuer à la dégradation de la nourriture.

Elle rit:

— Pas mal trouvé. Ça t'est venu comment?

— J'ai vu une émission sur les microbes à la télé.

— Non, ce que je te demande, c'est comment t'est venue l'envie de rechercher un monde meilleur car ton microbe, en fait, il est en quête d'une société idéale.

— Il me semble que notre organisme est déjà une société idéale. Là-dedans, pas de compétition, pas de chefs, tout le monde est à la fois différent et complémentaire, et pourtant tout le monde agit dans l'intérêt général.

Martine dit que mon histoire est très jolie. Elle dépose un bisou sur ma joue, j'essaie de lui en donner un en retour, mais elle me repousse.

— Quand tu auras écrit d'autres histoires, je veux bien que tu me les lises, souffle-t-elle.

59. IGOR. 7 ANS

Mes nouveaux parents doivent venir me chercher ce soir. J'ai enfilé le simili-smoking en nylon noir qu'on nous a distribué pour les fêtes. J'ai ciré mes chaussures avec du saindoux. J'ai bouclé ma valise. Je ne parle plus aux autres. À midi, je ne mange pas. Je crains trop de tacher mon costume. J'ai parcouru un livre sur les bonnes manières à la bibliothèque. Je sais maintenant que la fourchette se place à gauche de l'assiette et le couteau à droite. Je sais que la viande s'accompagne de vin blanc et le poisson de vin rouge. À moins que ce ne soit le contraire. Je sais qu'il faut donner sa carte de visite aux autres riches qu'on rencontre afin de pouvoir se retrouver ensuite entre nous sans plus croiser de pauvres.

J'ai étudié aussi les médailles. Celles de mon futur papa signalent non seulement qu'il fait partie de l'élite de l'armée de l'air mais qu'en plus il a descendu des avions ennemis. L'armée de l'air… Je me sens déjà prêt à mépriser l'infanterie, l'artillerie et la marine. Vive l'aviation! On plane au-dessus des ennemis et on les tue de loin, sans les voir ni les toucher. Vive l'armée! Vive la guerre! Mort aux ennemis! Mort à l'Occident!

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