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Et elle s'en va en dansant.

La «vie normale», je la connais. Je ne plais pas aux femmes. Les propriétaires refusent de me louer leur appartement sans fiches de paie. Les patrons ne veulent pas m'engager parce que pour eux tous les anciens des commandos sont des brutes. Et en ce qui concerne le poker, mon ami Piotr a mis ma tête à prix dans tous les bons casinos du pays.

Je n'ai jamais eu que deux refuges, l'hôpital et Tatiana, et voilà, ils me rejettent eux aussi. Il faut que je tue quelqu'un et que j'aille en prison. Là, je la retrouverai, ma «vie normale». Mais en cohabitant a v e c Tatiana, j’ai perdu la rage. Elle m a donné le goût de la quiétude, de la gentillesse, des livres, des discussions animées. Guéri, si ça se trouve, elle ne voudra même plus me parler. Elle se trouvera un autre patient avec une maladie encore plus inédite que la mienne. Un phtysique de l'oreille ou un handicapé des narines. Elle me chassera.

Depuis quelque temps, elle me bassine avec un type porteur d'un microbe inconnu. Elle couche sûrement déjà avec lui.

Je me donne de grands coups de poing dans le ventre, mais je sais que ce fichu cancer n'en fait qu'à sa tête. Il est apparu comme un voleur dans mon corps et juste quand je l'acceptais, l'appréciais, le revendiquais, il a filé comme il était venu.

Je suis guéri, quelle catastrophe! Je ne pourrais pas échanger ma guérison avec quelqu'un d'autre qui en profiterait mieux? Hé ho! mon ange, si tu m'entends, je ne veux plus guérir. Je veux retomber malade. C'est ma prière.

Je m'agenouille sur le carrelage et j'attends. Je sentais quand mon ange m'écoutait. Je sens qu'il ne m'écoute plus. Saint Igor aussi se désintéresse de moi à présent que je suis rétabli. Tout s'effondre.

J'ai tout supporté mais cette «guérison», c'en est trop. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Dans le couloir j'entends Tatiana qui entretient tout le personnel hospitalier de la bonne nouvelle.

— Igor est guéri, Igor est guéri! chante-t-elle à tue-tête, l'inconsciente.

— S'il te plaît mon ange, envoie-moi une métastase en signe d'alliance. Tu m'as assisté pour de petites choses, si tu m'oublies dans les grandes, tu n'es qu'un ange irresponsable.

La fenêtre est ouverte. Je me penche. L'hôpital est haut. Une chute de cinquante-trois étages, ça devrait aller.

Agir sans réfléchir. Surtout sans réfléchir, sinon je ne trouverai pas le courage. Je saute. Je descends comme une pierre.

J'aperçois au-dessous, par les fenêtres, des gens qui vaquent à leurs occupations. Certains me voient et font des «o» avec leur bouche.

«Sois rapide ou sois mort»? Là je suis très rapide et je vais bientôt être très mort.

Le sol approche à toute allure. J'ai peut-être fait une boulette. J'aurais peut-être dû réfléchir quand même un peu.

Le sol est maintenant à dix mètres de moi. Je ferme les yeux. J'ai à peine le temps de ressentir la petite seconde désagréable où tous mes os se fracassent contre le bitume. De solide, je deviens liquide. Là, ils ne me récupéreront plus. J'ai très mal une seconde qui semble durer une heure et puis tout s'arrête. Je sens la vie qui me quitte.

165. VENUS. 25 ANS

J'ai divorcé d'avec Richard. Et je sors avec mon avocat, Murray Benett, le célèbre ténor du barreau. En une semaine, il s'installe dans ma vie, dans mon cœur, dans mon corps, dans mes meubles et dans mes contrats.

Avec lui, la vie de couple se transforme en une sorte de contrat permanent. Il dit que la vie à deux, que ce soit dans le concubinage ou le mariage, devrait être régie par un système de bail trois-six-neuf, comme pour les locations d'appartements. À échéance, c'est-à-dire tous les trois ans, si les partenaires ne sont pas satisfaits, on réexamine les clauses ou on dénonce le contrat, et s'ils sont contents on repart pour trois nouvelles années par «tacite reconduction».

Sur ce sujet, Murray est intarissable. Le mariage «classique» est stupide, prétend-il. C'est un contrat à vie que les protagonistes signent alors qu'ils sont incapables d'en déchiffrer les clauses tant ils sont aveuglés par leurs sentiments et la peur de la solitude. Si les époux le ratifient à vingt ans, il restera valable soixante-dix ans environ, sans être susceptible de la moindre modification. Or la société, les mœurs, les gens évoluent et il arrive forcément un moment où le contrat devient caduc.

Je me moque de tout ce baratin juridique, tout ce que je sais c'est que Murray adore faire l'amour dans des positions insensées. Avec lui, j'en découvre que même le Kâma-sûtra ignore. Il me prend dans des endroits complètement incongrus où nous risquons d'être surpris par le premier passant venu. Le danger est un aphrodisiaque.

Lorsque nous dînons avec sa «bande», essentiellement constituée de ses ex-petites amies, je sens qu'elles m'en veulent d'occuper la place convoitée de dernière amante en date. Quand Murray parle, il amuse la galerie.

— Comme tous les avocats, je déteste avoir des clients innocents. Si on gagne pour un innocent, il considère cela comme normal. Et si on perd, il vous en veut personnellement. Alors qu'avec un coupable, si on perd, il considère que c'est inéluctable et si on gagne, il vous baise les pieds!

Tout le monde s'esclaffe. Sauf moi.

Au départ, Murray et moi avons chacun défini notre territoire dans notre appartement. Là, c'est ma chambre. Là, c'est mon bureau. Là, je range ma brosse à dents et là tu mets la tienne. Dans nos placards tout ce qui est à portée d'yeux est occupé par ses vestes, ses pulls et ses chemises. Mes affaires à moi sont reléguées soit tout en haut, soit tout en bas. J'aurais dû me méfier d'emblée de ce genre de détails.

De tous les hommes que j'ai connus, Murray est le premier à être attaché si fort à cette notion de territoire.

Toutes les manœuvres lui sont bonnes pour élargir son territoire:

Qui garde en main la télécommande et choisit le programme à la télé?

Qui squatte le premier le matin les toilettes et la salle de bains?

Qui y lit le journal sans se soucier que l'autre attende?

Qui décroche quand le téléphone sonne?

Qui sort les poubelles?

Quels parents reçoit-on le dimanche?

Comme je suis à même de fuir et de me réfugier en permanence dans mon métier d'actrice, je m'investis peu dans cette guérilla quotidienne.

J'aurais pourtant dû rester sur le qui-vive. J'aurais dû réagir immédiatement quand il a commencé à m'ar-racher toute la couette en dormant, tandis que moi je restais à grelotter.

L'amour n'excuse pas tout. Aucun de mes anciens admirateurs n'aurait pu m'imaginer si souple et si docile. Le salon, la cuisine et le vestibule avaient été déclarés territoires neutres. Au nom du bon goût, Mur-ray a rapidement enlevé de l'entrée tous les bibelots qui me plaisent pour les remplacer par des photos de vacances de lui avec ses ex. Plus aucune nourriture normale ne traîne dans le réfrigérateur envahi par ses aliments favoris, plats étranges achetés tout préparés en pharmacie pour leurs vertus amincissantes.

Quant au salon, il y trône un énorme fauteuil avec interdiction à quiconque d'y poser ses fesses.

Comme, par paresse, je refuse de passer mon temps à me battre, mon territoire particulier se retrouve réduit à la portion congrue. De guerre lasse, j'abandonne à Murray presque toute ma moitié d'appartement pour me calfeutrer dans mon petit bureau dont il a exigé d'ailleurs que j'ôte la serrure afin que je ne puisse m'y enfermer.

Je suis battue. Cependant, comme Murray renégocie habilement avec mes producteurs mes droits sur mes films, je ne me considère pas comme entièrement perdante. Il a fallu qu'il se mêle de ranger et de redécorer mon ultime refuge, mon bureau, pour que je lui annonce mon intention de ne pas reconduire le bail.

Murray l'a pris de haut.

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