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— Il n'y en a plus et il pleut!

— Miaou, insiste l'animal.

On voit que ce n'est pas elle qui va sortir dans le froid et l'humidité à la recherche d'une épicerie encore ouverte. Je crois qu'avec les chats je triche. Ce qu'il me manque, c'est une compagne humaine. Je commence à prendre conscience que le problème doit venir de moi. C'est moi qui choisis des filles compliquées qui m'entraînent toujours dans la même impasse. Mais comment me reprogrammer?

Mona Lisa III persistant à miauler, j'éteins le téléviseur, enfile un imperméable sur mon pyjama et pars à la recherche d'une boîte de pâtée pour chats. Des voisins me saluent. Ils n'ont jamais lu mes livres mais comme je passe pour être un auteur de science-fiction, je suis devenu une figure pittoresque du quartier.

La grande surface du coin est déjà fermée, et chez l'épicier il n'y a plus de pâtée «foie et cœur mijotés», il ne reste que du «thon-saumon sauce curry». Je connais ma Mona Lisa III, à part le «foie et cœur mijotes», elle ne supporte que la «daurade farcie au caviar». Il y en a mais c'est cher.

Je n'ose pas rentrer les mains vides. La boîte «daurade farcie au caviar» me nargue. Bon, après tout c'est mon anniversaire. Puisque je vais le passer en tête à tête avec mon chat, fêtons-le ensemble. Je prends pour moi des spaghettis déshydratés. Et pour le dessert? Une île flottante. Je m'apprête à saisir la dernière qui reste au rayon «frais» quand une main s'empare du pot en même temps que moi. Sans réfléchir, je tire plus fort que l'autre. Gagné. Je me retourne pour voir qui était mon adversaire. C'est une jeune fille qui me dévisage, les yeux écarquillés.

— Vous ne seriez pas Jacques Nemrod?

J'acquiesce.

— L'écrivain Jacques Nemrod?

Je la regarde. Elle me regarde. Elle étire un large sourire et me tend la main.

— Nathalie Kim. J'ai lu tous vos livres.

Sans m'en rendre compte, je recule et me heurte à quelque chose de dur qui cède dans mon dos. Toute une montagne de boîtes de petits pois s'effondre sur moi.

176. VENUS. 26 ANS

Il faut que je le trouve. Il faut que je le trouve. Il faut que je le trouve. Il n'y a pas de Dr Raymond Lewis dans l'annuaire de Los Angeles, ni dans celui de New York. Je fais appel à un service de renseignements qui couvre tout le pays. La réponse ne tarde pas. Il y a un Dr Raymond Lewis médecin accoucheur à Denver, Colorado.

Un avion, un taxi et me voilà devant une maison cossue dans une rue qui l'est tout autant. Je me jette sur la sonnette. Pourvu qu'il soit là. Pourvu qu'il soit là. Pourvu qu'il soit là.

Des bruits de pas me parviennent et un petit bonhomme avec de grosses lunettes et un crâne chauve ouvre la porte. Il m'a probablement déjà vue au cinéma car il reste là, à me contempler, interloqué.

— J'aimerais vous parler. Puis-je entrer, s'il vous plaît?

Il semble pour le moins surpris.

Il enlève ses lunettes, dévoile un regard d'une incroyable douceur et passe un mouchoir sur son front moite.

— Docteur Lewis, «on» m'a assuré que vous pourriez résoudre un problème qui dure depuis ma naissance. On m'a dit même que vous étiez la seule personne au monde susceptible de m'aider.

Il se décide à reculer et à me laisser entrer. Il m'invite à m'asseoir sur un canapé dans son salon, sort une bouteille de whisky et, au lieu de m'en servir un verre, c'est lui qui en gobe deux. Je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche que déjà il m'annonce que je suis la femme de sa vie. Depuis qu'il m'a aperçue à la télévision, il «sait» que c'est avec moi, moi et personne d'autre, qu'il doit finir ses jours. Il pense chaque soir à moi et sa chambre est tapissée de mes posters. Zut. Pourvu qu'il n'ait pas le calendrier pour camionneurs.

Soudain, pris d'un doute, il me demande si je suis un sosie ou si je suis bien la vraie Venus Sheridan. Puis il court à la fenêtre vérifier qu'il n'y a pas de caméra cachée dans la rue et qu'il n'est pas en train de participer à une émission-surprise. Il se rassure avec deux nouveaux grands godets de whisky.

— Cet instant, dit-il, je n'ai même jamais osé le rêver. Dans mes fantasmes les plus fous, je ne me risquais qu'à vous approcher au milieu d'une foule pour obtenir un autographe. Pas plus.

Je ne suis pas insensible à tant d'attention respectueuse. Je le trouve touchant, cet homme. Il me fixe comme une apparition. Dès qu'il se remettra à respirer, je lui poserai mes questions.

— Vous aurez du mal à croire aux circonstances qui m'ont conduite jusqu'à vous. Mais je vais être franche,

je ne vois que la vérité pour expliquer tout. Par l'intermédiaire d'un médium, j'ai pu parler à mon ange gardien et mon ange m'a dit que vous aviez le même problème que moi et que vous étiez le seul à pouvoir le résoudre. J'ai donc parcouru mille deux cents kilomètres pour vous rencontrer.

Le Dr Lewis est encore perturbé mais, le whisky aidant, il reprend contenance. Quand même, il bégaie:

— Votre… votre ange gardien vous a conseillé… de venir me voir!

À cet instant, je me rends compte de la stupidité de ma démarche. Ma pauvre Venus, tu es tombée bien bas. Il suffit qu'un médium ringard te souffle n'importe quoi pour que tu démarres au quart de tour. Mais tu as des excuses, je te l'accorde, tes migraines sont insupportables et, jusqu'ici, personne ne t'a proposé de solution.

— Un ange, répète gravement le Dr Lewis.

— Bien sûr, vous ne croyez pas aux anges, dis-je.

— Je ne m'étais jamais posé la question, mais peu importe qui vous envoie du moment qu'il me permet de vivre ce moment fabuleux.

Il est temps d'en venir au fait avant qu'il ne se remette à rêvasser. J'annonce:

— Je suis malade. Pouvez-vous me guérir?

Sa physionomie retrouve tout son sérieux. Le médecin reprend le dessus sur l'admirateur.

— Je ne suis pas généraliste, je suis accoucheur obstétricien mais je ferai tout mon possible pour vous secourir. Quel est votre problème?

Comme il ne songe toujours pas à m'offrir un verre, je me sers moi-même un whisky et j’en avale une gorgée avant d'oser prononcer le mot honni.

— Migraine.

— Migraine?

Il me regarde fixement et soudain un immense sourire s'affiche sur son visage jusque-là compassé. C'est comme s'il avait été traversé d'une révélation et que la raison de mon incroyable présence dans sa maison lui devenait maintenant évidente. Nous parlons toute la nuit.

Depuis tout petit, comme moi, Raymond Lewis est en proie à des migraines épouvantables, à se taper la tête contre les murs. Intuitivement ou poussé par son propre ange gardien, il a étudié la médecine en choisissant pour spécialisation l'obstétrique.

Médecin accoucheur, il s'est passionné pour les jumeaux. D'après lui, il arrive fréquemment que deux œufs soient fécondés simultanément. Mais il est rare qu'ils viennent tous deux à terme. En général, au bout de trois mois, le corps de la femme en expulse un.

Raymond est intarissable. Un jour, il a tiré deux enfants du ventre d'une mère, l'un vivant, l'autre mort. Dès lors, il s'est intéressé à un autre phénomène peu connu, celui des jumeaux dits «transfuseur-transfu-sé». Il me semble déjà connaître ce mot, je le laisse pourtant poursuivre.

— Normalement, les jumeaux sont tous deux reliés directement à leur génitrice et n'ont pas de rapports

entre eux. Or, il arrive parfois qu'apparaisse une petite veine de dérivation les reliant directement. Dès lors, non seulement ils communiquent mais, en plus, ils s'échangent des liquides nutritifs. Grâce à cette connexion, il s'établit entre eux une complicité beau coup plus forte qu'entre jumeaux normaux. Cependant, dès le sixième ou septième mois de grossesse, cette relation entraînera la mort d'un d'entre eux. À cette période l'un des deux commencera à détruire l'autre en aspirant tous ses liquides nutritifs.

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