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183. JACQUES. 26 ANS

En chutant, les boîtes de petits pois m'ont assommé. Je suis un peu groggy. Cette situation ridicule survient vraiment au pire moment. J'essaie de retrouver mes esprits, mais je dois avoir une grosse bosse. Mon front saigne. L'épicier me traîne dans son arrière-boutique et appelle Police secours.

— Aidez ce pauvre garçon, exige une dame.

— C'est ma faute, reconnaît Nathalie Kim.

Je voudrais lui affirmer que non, mais ma voix s'éteint, je ne peux plus parler.

184. LA CAVALERIE

C'est la fin. Dans ma main droite, l'épée d'amour n'a plus que l'allure d'un couteau suisse émoussé. Dans ma main gauche, le bouclier d'humour ressemble à un napperon troué.

Que Marilyn et Freddy soient tombés parmi les anges déchus me navre. Comme au début de la grande épopée thanatonautique, nous sommes seuls, Raoul et moi. Nous nous plaçons dos à dos face à la horde des âmes errantes.

Igor sourit.

— TOI ET MOI ENSEMBLE CONTRE LES IMBÉCILES! claironne Raoul.

D'entendre notre vieux cri de ralliement me redonne de la vigueur. Mais pour combien de temps? Je m'effondre sous une moquerie de Marilyn. Igor lève haut son sabre de haine pour m'assener le coup fatal qui me fera basculer dans le camp adverse. Je vacille déjà quand, subitement, j'aperçois au loin une petite lueur qui ne cesse de grandir. C'est Edmond Wells qui surgit à la rescousse, accompagné de dix anges en pleine forme, et non des moindres: Jorge Luis Borges, John Lennon, Stefan Zweig, Alfred Hitchcock, Mère Teresa (qui ne sait plus quoi faire pour rester dans le coup), Lewis Carroll, Buster Keaton, Rabelais, Kafka, Ernst Lubitsch.

Ils envoient des boulets d'amour. Ils mitraillent des rafales d'humour. Les âmes errantes reculent en désordre. Leurs moqueries ne me touchent plus. Mes mains retrouvent leur chaleur et, de nouveau, l'amour sort dru de ma paume comme une épée flamboyante. Par-dessus la mêlée, Edmond Wells me rappelle une maxime de son Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu: «Aime tes ennemis, ne serait-ce que pour leur porter sur les nerfs.» Je m'emploie à éprouver de la compassion, même pour Igor.

Il s'immobilise, surpris.

Ça marche. Les âmes errantes battent en retraite. Marilyn Monroe et Freddy Meyer basculent et regagnent nos rangs.

Edmond Wells s'avère un aspirateur chevronné d'âmes errantes. Quelle classe! Un coup il tire, un coup il aspire, un coup il tire, un coup il aspire. Je n'aurais jamais imaginé mon mentor si doué pour la bagarre. L'issue de cet Armageddon est proche. Bientôt il ne reste plus devant nous que quelques fantômes parmi les plus farouches. Igor est toujours à leur tête.

— Tu ne m'auras pas! me lance mon ancien client. J'ai accumulé suffisamment de hargne contre l'humanité pour résister à ton amour, Michael.

— C'est à voir.

Je lui remémore son précédent karma, quand il était Félix Kerboz mon ami, premier des thanatonautes, déjà en butte aux mauvais traitements de sa mère. Tant de malheur à travers le temps ravive sa fureur. Il change de couleur.

— Il a accumulé trop de haine, l'amour ne peut plus le sauver, soupire Raoul.

Je ne baisse pas les bras.

Soudain, parmi les ennemis encore acharnés à notre perte, je distingue la mère de Félix-Igor. Elle vient de mourir d'une cirrhose du foie. La rage qu'elle éprouve contre le père d'Igor l'a maintenue entre deux mondes, âme errante. C'est l'occasion unique. Je la lui désigne. Furibond, il fonce vers elle pour un corps à corps sans merci. Leur haine mutuelle est féroce et, pourtant, aucun ne parvient à détruire l'autre. Nous profitons de la diversion pour expédier au Paradis les dernières âmes errantes, tant et si bien qu'à la fin de cette bataille d'Armageddon ne restent plus qu'Igor et sa mère, déchaînés, mais épuisés.

— Cela fait treize vies que ces deux-là se combattent, m'informe Edmond Wells.

Comme aucun d'eux ne parvient à prendre le dessus sur l'autre, à bout de forces, ils commencent à se parler. Ils s'accablent d'abord de reproches. Treize vies d'ingratitude et de traîtrise, treize existences de coups bas et de soif de se nuire. De part et d'autre, la dette est lourde mais au moins, là, ils se parlent. Ils se regardent en face, d'égal à égal, et non plus d'enfant à adulte.

Après la colère viennent la lassitude, puis les explications et, enfin, les excuses.

— Maman!

— Igor!

Ils s'étreignent. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer.

— Maintenant, à toi de faire, Michael, dit mon ins tructeur. C'est d'une de tes âmes qu'il s'agit.

J'aspire le fils et la mère à travers ma colonne vertébrale transparente et ils ressortent lumineux par le sommet de mon crâne pour, ensemble, gagner le Paradis.

— Voilà le premier de tes clients prêt à être jugé, me signale Edmond Wells.

— Je dois monter tout de suite assister Igor?

— Non, tu as du temps. Il lui faut d'abord traverser les Sept Ciels et patienter dans la zone du Purgatoire. Des tâches plus urgentes t'attendent. Dépêche-toi, Michael, il y a du nouveau avec tes deux clients encore incarnés sur Terre.

185. ENCYCLOPÉDIE

LA CONJURATION DES IMBÉCILES: En 1969, John Kennedy Toole écrit un roman, La Conjuration des imbéciles. Le titre s'inspire d'une phrase de Jonathan Swift: «Quand un génie véritable apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui.»

Swift ne croyait pas si bien dire.

Après avoir vainement cherché un éditeur, à trente-deux ans, écœuré et las, Toole choisit de se suicider. Sa mère découvre le corps de son fils, son manuscrit à ses pieds. Elle le lit, et estime injuste que son fils ne soit pas reconnu.

Elle se rend chez un éditeur et assiège son bureau. Elle en bloque l'entrée de son corps obèse, mangeant sandwich sur sandwich et obligeant l'éditeur à l'enjamber péniblement chaque fois qu'il gagne ou quitte son lieu de travail. Il est convaincu que ce manège ne durera pas longtemps mais Mme Toole tient bon. Face à tant d'opiniâtreté, l'éditeur cède et consent à lire le manuscrit tout en avertissant que, s'il le juge mauvais, il ne le publiera pas.

Il lit. Trouve le texte excellent. Le publie. Et La Conjuration des imbéciles remporte le prix Pulitzer.

L'histoire ne s'arrête pas là. Un an plus tard, l'éditeur publie un nouveau roman signé John Kennedy Toole, La Bible de néon, d'où sera d'ailleurs tiré un film. Un troisième roman paraît encore l'année suivante.

Je me suis demandé comment un homme mort de contrariété parce qu'il ne parvenait pas à faire publier son unique roman pouvait continuer à produire par-delà la tombe. En fait, l'éditeur se reprochait tellement de ne pas avoir découvert John Kennedy Toole de son vivant qu'il avait fait main basse sur les tiroirs de son bureau et publiait tout ce qu'il y trouvait, nouvelles et même rédactions scolaires.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

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