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Il en ira de même si on rassemble des exploités, des autonomes ou des souffre-douleur. Dans tous les cas, cette répartition des rôles reprend le dessus.

L'expérimentateur a augmenté le nombre des rats jusqu'à en introduire deux cents dans la cage. Longue bataille nocturne. Au matin, apparut une classe de super-exploiteurs ayant créé plusieurs strates de sous-fifres afin de répercuter leur autorité en se fatiguant encore moins. Ils n'avaient même plus besoin de terroriser les exploités, d'autres le faisaient à leur place. Autre surprise: à l'autre bout de l'échelle les souffre-douleur étaient encore plus martyrisés. Comme en guise d'avertissement trois d'entre eux avaient été entièrement dépecés par leurs congénères et crucifiés sur la grille de la cage.

Les scientifiques de Nancy sont allés plus loin encore dans leurs recherches. Ils ont ouvert les crânes de leurs sujets et disséqué leurs cerveaux. Ils ont découvert que ceux qui avaient le plus de molécules de stress n'étaient pas les souffre-douleur ou les exploités, mais bel et bien les exploiteurs qui tremblaient de perdre leur statut de privilégiés et d'être obligés de devoir nager à leur tour pour se nourrir.»

Je lis et relis plusieurs fois cet article pour bien en comprendre tout le sens. Pourquoi Mlle Van Lysebeth a-t-elle tenu à me faire lire précisément ce texte-là?

Sans doute pour m'aider à «trouver ma place», selon ses termes. Chez les humains aussi, dès qu'ils sont plus de deux, apparaissent des exploiteurs et des exploités. C'est ainsi que les révoltés du Bounty, d'abord rebelles et idéalistes, ont fini par s'entre-tuer. Ce qui expliquerait aussi l'échec du communisme, l'échec du christianisme. L'échec de tout mouvement politique, fût-il rebelle, utopiste, spirituel.

Ce que décrit cet Edmond Wells, c'est la malédiction de la vie en groupe. Quelles que soient les intentions originelles, il y en aura toujours pour grimper sur la tête des autres. Et si les exploiteurs refusent d'assumer leur rôle, les exploités les y obligent! Les ouvriers exigent des patrons, les disciples exigent des gourous et les citoyens des présidents. Les gens redoutent tellement la liberté, ils ont si peur de penser par eux-mêmes, ils craignent tant d'avoir à s'assumer…

Je veux être un Autonome.

Autonome… et puis trois autres A: Anarchiste. Autodidacte. Agnostique.

75. VENUS. 16 ANS

Mon vœu s'est réalisé. Mes parents ont cessé de se disputer. Il y a six mois, au lieu de dire «au revoir», Papa s'est écrié: «J'en ai assez de vivre avec une hystérique et une anorexique! Je divorce, mon avocat vous donnera de mes nouvelles.» J'ai seize ans. Je suis grande. Je gagne ma vie. Je ne vais plus gâcher mes prières à souhaiter qu'ils se réconcilient. Je préfère demander ce qui me ferait plaisir à moi.

Hier soir, j’ai rêvé que je remportais un concours de beauté. Tout le monde était à mes pieds et disait que j'étais la plus mince et la plus belle. Cela me semble le nouveau but à atteindre. Être sélectionnée au concours de «Miss Univers». Amusant comme expression, «Miss Univers»… Comme si les jurés étaient convaincus que, hors de la planète Terre et de ses humains, il n'y a pas d'autre beauté dans tout le cosmos…

76. IGOR. 16 ANS

Au centre de redressement, j'améliore mon art du poker. Je parviens à décrypter non seulement les physionomies mais aussi les infimes mouvements des mains, des épaules, les petites contractions de l'iris.

J'arrive même sans regarder directement quelqu'un à sentir quand les poils de ses sourcils ont un léger redressement de surprise ou de contentement. Il y a aussi des veines du visage que je sais lire: la tempe ou la jugulaire qui soudain battent plus vite. La pomme d'Adam qui indique un déglutissement. Ce qui me parle le plus ce sont les lèvres.

C'est fou comme ces deux muscles roses trahissent les pensées de mes adversaires. Très peu de joueurs savent maîtriser leur bouche. Pour ma part, j'ai trouvé un truc, je me suis laissé pousser une moustache qui ombre ma bouche. En plus elle dissimule ma gouttière sous le nez qui, un peu trop profonde, a des allures de bec-de-lièvre.

Je joue avec les gardiens. On mise des cigarettes. Ils m'incitent à boire de la vodka car ils se figurent que saoul je serai moins chanceux. Ils ignorent que la vodka, je la connais depuis le ventre de ma mère. Je mime une légère ébriété. Et je gagne encore.

— Au secours!

Je reconnais la voix de Vania. J'accours, abandonnant une quinte flush sur laquelle j'avais misé deux cents cigarettes. Une fois de plus, mon ami s'est fourré dans une situation impossible. Un grand costaud est en train de l'assommer. Comme d'habitude, je sauve mon protégé mais Vania profite que je ceinture l'autre pour s'emparer d'une bouteille et la lui fracasser sur le crâne. L'autre choit lourdement.

Les gardiens arrivent après coup. Le directeur suit quelques minutes plus tard. Il demande qui a commis le méfait. Vania me désigne. Je prends soudain conscience qu'il me déteste. Il me déteste depuis Saint-Pétersbourg et l'orphelinat parce que, depuis toujours, il me doit tout. Il m'a haï davantage chaque fois que je lui suis venu en aide. Incapable de me rembourser ses dettes accumulées, il a basculé dans la haine.

On peut pardonner beaucoup à autrui, sauf de vous avoir aidé.

C'est la deuxième leçon que j'apprends dans ce centre. N'aider que les gens qui sont à même de le supporter sans vous le reprocher par la suite. Et ils ne sont pas nombreux.

Après tout va très vite. Je ne me donne même pas la peine de rétablir la vérité, je sais qu'ils ne me croiront pas. Quand on voit comme Vania est gringalet et comme moi je suis costaud, on devine tout de suite qui des deux est venu à bout de la victime.

Je ne voulais pas rester dans ce centre de redressement. Ça tombe bien. Je suis expédié à l'asile d'aliénés dangereux de Brest-Litovsk.

77. SIBELIUS

La petite salle est tendue de rouge. Avec ses frères, Nathalie Kim assiste à un spectacle d'hypnose. En bons passionnés, ils ont retenu des places au premier rang.

A l'affiche, Sibélius, l'hypnotiseur venu de France. Il apparaît en smoking noir gansé de soie sous le feu des projecteurs et, dès le lever de rideau, il vante les pouvoirs de la suggestion. Il se livre à une petite conférence à tournure scientifique d'où il ressort qu'il suffit d'affirmer ce qu'on veut avec force pour que les gens vous croient. Il assure être à même de convaincre n'importe qui dans l'assistance de se transformer en planche. Il réclame un volontaire pour l'expérience. Un jeune homme en jeans se lève sur le côté, faisant claquer son strapontin.

Rapidement, Sibélius vérifie que son cobaye est sensible à ses sollicitations. «Vous êtes raide, vous êtes tout raide», martèle-t-il avant d'assener: «Vous êtes une planche! Rigide comme une planche, vous ne pouvez plus bouger, vous êtes tétanisé, vous êtes une planche, une planche!» Avec l'aide d'une assistante adolescente guère plus âgée que Nathalie, il installe l'hypnotisé entre deux chaises, tête sur l'une, pieds sur l'autre. Il invite ensuite trois spectateurs à grimper sur le ventre du cobaye, lequel en bonne planche ne plie pas.

Ovations.

Nathalie Kim applaudit à tout rompre. Ce tour est pour elle comme une reconnaissance de son propre travail. Somme toute, avec ses maigres moyens, elle se débrouille aussi bien qu'un professionnel.

Sibélius appelle cette fois cinq volontaires à monter sur scène. Dans ses jupes de mousseline indienne et son caraco pervenche, longs cheveux noirs et raides balayant les épaules, Nathalie est la première à se précipiter.

L'hypnotiseur distribue des bananes à ses hôtes et leur propose de les ouvrir et de les goûter. L'un après l'autre, ils avalent.

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