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Je décide de me pendre. C'est ce qui me fait à la fois le plus peur et m'attire pour des raisons inconscientes. Je sais que je suis fait pour mourir comme ça.

Je verrouille la porte, je tire les rideaux, je confie le chat (pas du tout agité) à la voisine, je m'enferme dans les toilettes et j'accroche une cravate à la lampe.

C'est dans les W-C que, toute ma vie, je me suis senti le mieux. Il me semble normal que j'y meure. Je grimpe sur un tabouret, compte jusqu'à trois et le renverse. Me voilà suspendu au-dessus du sol.

Le nœud serre plus fort. J'étouffe. Ce n'est pas le moment d'être douillet, mais je suis pourtant obligé de constater que cela m'agace d'être pendu comme ça dans un inconfort total à attendre la mort.

Une araignée, dissimulée depuis longtemps dans l'encoignure supérieure droite des W-C, m'escalade. Elle a l'air contente de disposer de ce nouveau promontoire formé par mon corps suspendu. Elle entreprend de tisser une toile entre mon oreille et un bout de lambris. Chaque fois qu'elle repasse près de mon lobe, ça me chatouille.

C'est plus long que je ne croyais. J'aurais dû sauter d'un coup pour provoquer un choc brusque dans mes vertèbres cervicales.

L'air se raréfie. J'ai la tête qui bourdonne. J'essaie vainement de tousser pour dégager la pression sur ma gorge. Ça serre vraiment trop fort. Je repense à ma vie. Le livre, les rats, les chats, Gwendoline, Martine, Mlle Van Lysebeth, mon éditeur Charbonnier… C'était quand même plutôt un bon film.

En ai-je réellement connu tous les épisodes? Zut, j'ai peut-être d'autres femmes à aimer, d'autres livres à écrire et d'autres chats à caresser sur cette planète. L'araignée me le confirme en s'installant dans mon oreille pour y générer un bourdonnement très désagréable.

C'est sûrement mon indécision congénitale, mais je n'ai plus du tout envie de mourir. Je me contorsionne et tente de défaire le nœud. Je m'y prends un peu tard, et pourtant, coup de chance, en bricoleur maladroit, j'avais mal fixé la lampe. La vis lâche. Je tombe. La lampe suit, s'abat sur le coin de mon crâne et une bosse enfle.

Aïe.

Voilà, je suis toujours vivant. Cette expérience me vaccine définitivement contre le suicide. D'abord, ça fait très mal. Ensuite, je me dis que se suicider constitue la pire des ingratitudes. Se suicider, c'est se reconnaître incapable d'assumer le cadeau de la vie.

Et puis, je me sens responsable par rapport à mon livre. Il est publié, il faut le défendre, le présenter, l'expliquer.

A ma première interview, un journaliste me prend pour un spécialiste en rats qui a rédigé un ouvrage de vulgarisation. Je suis invité à de rares émissions de radio ou de télévision où mes interlocuteurs sont rarement allés plus loin dans la lecture que la quatrième de couverture. On me demande de résumer mon histoire. On me reproche la facture du dessin sur la jaquette. Comme si c'était moi qui avais choisi… Les quelques articles qui parlent réellement de mon livre ne paraissent pas en rubrique littéraire mais dans la section «animaux» ou «science». Un journaliste n'hésite pas écrire que je suis un vieux scientifique américain.

Aucun chroniqueur ne perçoit mon intention première: je parle d'humains à travers le comportement d'animaux en société. Je suis exaspéré. Les rares fois où l'on me donne la parole, les questions ne me permettent pas de m'expliquer. On me demande: «Quelle est l'espérance de vie d'un rat?» «Combien de petits dans une portée?» Ou encore: «Comment s'en débarrasser avec efficacité?»

J'aurais tant aimé débattre au moins une fois avec des philosophes, des sociologues, des politiciens, parler des grilles de rôles préétablis, des difficultés à sortir des rapports exploiteurs-exploités-autonomes-souffre-douleur. Mais le seul interlocuteur qu'une radio me propose pour une discussion est un spécialiste en «rati-cides» qui énumère, complaisant, tout l'arsenal de produits chimiques dont l'homme dispose pour les éliminer! Difficile d'élever le débat. Il n'y a plus qu'à espérer dans les miracles du bouche-à-oreille. Je ne peux plus rien faire pour ce livre. Ma tâche est finie. Il me faut me vider la tête. Comment? La télé! Les informations.

Chris Petters paraît différent. Ses cheveux ont changé de couleur. Une teinture, sans doute. Le présentateur annonce que dans l'Arkansas un groupe d'écoliers a décimé à coups de mitraillette d'autres enfants dans le préau de leur établissement. Trente et un morts, cinquante-quatre blessés. Il existe un vocable pour décrire ce phénomène: «Amok». Avant de mourir, on veut tuer un maximum de ses congénères.

Les actualités ont toujours sur moi le même effet apaisant. Les malheurs des autres me font oublier les miens et me donnent en même temps des idées pour de nouvelles histoires. Chris Petters poursuit sa litanie des petites et grandes horreurs quotidiennes.

Scandale dans les banques du sperme: un grand nombre de femmes ont choisi le même donneur, Hans Gustavson, un blond aux yeux bleus, sportif. L'homme serait maintenant le père d'au moins un demi-million d'enfants. Hans témoigne qu'il n'était pas au courant du succès de son sperme et qu'il n'en donnait que pour financer ses études. Dorénavant, il gardera pour lui ses gamètes.

Léger tremblement de terre à Los Angeles. Les sis mologues estiment que la secousse pourrait être liée à la prolifération des explosions nucléaires souterraines.

Médecine: une maladie inédite a été découverte en Russie, le cancer du nombril.

Météo. Beau fixe.

Bourse: baisse du cours du Dow Jones.

Ça va mieux. Tous ces humains qui s'empoignent pour des territoires ou pour prendre le pouvoir me rappellent les rats de mon roman. Je jette un œil sur la table vers mon livre. Les Rats. L'objet me semble magique, vivant. Mais à lui maintenant de vivre tout seul, sans moi.

154. VENUS. 22 ANS ET DEMI

Après l'agression de Chris Petters, j'ai demandé à Richard de rester à la maison plus souvent. Du coup, j'ai pu découvrir ce que c'est que de vivre au foyer avec un homme. Tous les petits travers que Richard arrivait à dissimuler me sont soudain apparus au grand jour.

Je savais les hommes égoïstes en général et les acteurs particulièrement entichés de leur personne, mais je ne pensais pas qu'ils l'étaient davantage encore que les mannequins.

Richard se drogue. Dès le matin, il a besoin de snif-fer sa ligne de cocaïne avec son café et ses croissants. Il est incapable de vivre sans. Pour ses tournages, il lui en faut des quantités de plus en plus importantes. Il dit que ça améliore sa performance. En tout cas, cette manie grève sévèrement notre budget.

Quand il me parle de cinéma, ça me fait rêver. Les plateaux de tournage me paraissent beaucoup plus attrayants que les studios de photo. Il me raconte des histoires incroyables avec des metteurs en scène qui font le coup de poing avec leur chef opérateur parce qu'ils ne sont pas d'accord sur l'emplacement d'une caméra.

Le public s'imagine toujours les acteurs plus intelligents que nous, les top-models, parce que les dialoguistes leur font prononcer des phrases passionnantes, tandis que moi, je me rends bien compte que dans mes interviews mes points de vue sur tout sont quand même limités. Je regrette de ne pas avoir fait d'études sérieuses, ça donne un peu d'épaisseur à un esprit. Quand on m'interroge, j'aimerais qu'il y ait dans un coin un scénariste chauve et binoclard qui me dicte quoi répondre.

Avouons-le tout net, dans le privé, Richard a beaucoup moins de conversation que dans ses films. Pour lui Notre-Dame de Paris est une pure création des studios Walt Disney, et Paris c'est une ville du Texas.

Richard ignore où se situe le Portugal ou le Danemark, et il s'en moque. Il n'a quitté son Kentucky natal que pour jouer des muscles à Hollywood et, miracle du cinéma, ce bouseux est devenu la coqueluche des minettes du monde entier.

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