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38. LA PORTE D'ÉMERAUDE

Raoul et moi cherchons une autre voie vers le monde des 7. Nous lévitons vers l'est, nous nous élevons jusqu'au sommet d'une montagne, nous essayons de passer par-dessus, et là, une barrière invisible nous empêche d'avancer.

— Je te l'avais bien dit, le monde des anges est une prison, marmonne Raoul, lugubre.

Comme par hasard, Edmond Wells surgit devant nous.

— Ho! ho! que manigancez-vous donc par ici?

— Nous en avons assez de ce travail. Cette tâche est impossible, assène Raoul, les poings sur les hanches en signe de défi.

Edmond Wells comprend que l'affaire est grave.

— Qu'en penses-tu, Michael?

Raoul répond à ma place:

– À peine éclos, ses œufs sont déjà cuits. «Ils» lui ont refilé un Jacques angoissé et maladroit, une Venus narcissique superficielle et un Igor que sa mère veut achever. Quels cadeaux!

Edmond Wells n'a pas un regard pour mon ami.

— C'est à Michael que je m'adresse. Qu'en penses-tu, Michael?

Je ne sais que répondre. Mon instructeur insiste:

— Tu n'éprouves quand même pas une nostalgie pour ta vie de mortel? Souviens-toi de ton existence d'incarné.

Je me sens pris entre deux feux. D'un geste ample, Edmond Wells embrasse l'horizon.

— Tu souffrais. Tu avais peur. Tu étais malade. Maintenant tu es pur esprit. Libéré de la matière.

Et ce disant, il me traverse de part en part. Raoul hausse les épaules avec dégoût.

— Mais nous avons perdu toute sensation tactile. Nous ne pouvons même plus réellement nous asseoir.

Il esquisse le geste et choit comme s'il avait traversé une chaise inexistante.

— Nous ne vieillissons plus, avance Edmond Wells.

— Mais nous n'avons pas conscience du temps qui passe, riposte Raoul du tac au tac. Plus de secondes, plus de minutes, plus d'heures, plus de nuits, plus de jours. Plus de saisons.

— Nous sommes éternels.

— Mais nous n'avons plus d'anniversaires! Les arguments fusent.

— Nous ne souffrons pas…

— Mais nous ne ressentons plus rien.

— Nous communiquons par l'esprit.

— Mais nous n'écoutons plus de musique.

Edmond Wells ne se laisse pas décontenancer.

— Nous volons à des vitesses vertigineuses.

— Mais nous ne sentons même plus la caresse du vent sur notre visage.

— Nous restons constamment en éveil.

— Mais nous n'avons plus de rêves!

— Mon mentor tente encore de marquer des points mais mon ami ne renonce pas:

— Plus de plaisirs. Plus de sexualité.

— Plus de douleurs non plus! Et nous avons accès à toutes les connaissances, rétorque Edmond Wells.

— Il n'y a même plus de… livres. Il n'y a même pas une bibliothèque au Paradis…

Mon instructeur est touché par cet argument.

— En effet, nous n'avons pas de livres… mais… mais…

Il cherche puis trouve:

— Mais… nous n'en avons pas besoin. Chaque vie de mortel porte en soi une intrigue passionnante. Mieux que tous les romans, mieux que tous les films: observer une simple vie d'humain, avec ses coups de théâtre, ses surprises, ses peines, ses passions, ses chagrins d'amour, ses réussites et ses échecs. Et ce sont des histoires VRAIES, par-dessus le marché!

Là, Raoul Razorbak ne trouve rien à redire. Edmond Wells s'abstient cependant de parader.

— Jadis, j'ai été comme vous, moi aussi, un rebelle.

Il lève la tête comme s'il voulait observer les nuages de pluie. Il concède:

— Hum… Venez. Je vais tâcher de combler un peu votre curiosité en vous révélant déjà un secret. Suivez-moi.

39. ENCYCLOPEDIE

JOIE: «Le devoir de tout homme est de cultiver sa joie intérieure.» Mais beaucoup de religions ont oublié ce précepte. La plupart des temples sont sombres et froids. Les musiques liturgiques sont pompeuses et tristes. Les prêtres s'habillent de noir. Les rites célèbrent les supplices des martyrs et rivalisent en représentations de scènes de cruauté. Comme si les tortures subies par leurs prophètes étaient autant de signes d'authenticité.

La joie de vivre n'est-elle pas la meilleure manière de remercier Dieu d'exister s'il existe? Et si Dieu existe, pourquoi serait-il un être maussade?

Seules exceptions notables: le Tao tô-king, sorte de livre philosophico-religieux qui propose de se moquer de tout, y compris de lui-même, et les gospels, ces hymnes que scandent joyeusement les Noirs d'Amérique du Nord aux messes et aux enterrements.

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

40. IGOR. 5 ANS

Après maints essais, maman semble avoir renoncé à m'assassiner. Elle boit, elle boit et me considère d'un œil torve. Soudain, elle lance son verre dans ma direction. Je m'empresse de baisser la tête et, comme d'habitude, il va se briser à grand fracas contre le mur.

— Je n'arriverai peut-être pas à te tuer, mais tu ne vas plus me gâcher la vie longtemps, m'annonce-t-elle.

Elle enfile une veste, m'entraîne par la main comme pour aller faire des courses, mais je me doute bien qu'elle n'a pas l'intention de courir les magasins. J'en ai la confirmation quand elle me dépose ou plutôt me jette sur le parvis d'une église.

— Maman!

Elle s'éloigne à grands pas et puis, soudain, revient et me lance un médaillon doré. Dedans, il y a la photo d'un type à grosses moustaches.

— C'est ton père. Tu n'as qu'à le retrouver. Il se fera un plaisir de s'occuper de toi. Adieu!

Je m'assois dans la neige trempée. Je dois continuer à vivre. Il le faut. Les flocons tombent en épaisse toile blanche et commencent à me recouvrir.

— Que fais-tu là, mon petit?

Je lève ma tête glacée vers un monsieur en uniforme.

41. VENUS. 5 ANS

Le jour je dessine et la nuit j'ai le sommeil agité. Je fais beaucoup de rêves. Je rêve qu'un animal est prisonnier dans ma tête et s'acharne à en sortir. C'est un petit lapin et il me ronge le crâne de l'intérieur. Tout en grignotant, il répète toujours la même phrase: «Il faut que tu te souviennes de moi.» Je me réveille parfois avec une migraine terrible. Cette nuit, la douleur est encore plus vive que d'habitude. Je me lève et je vais voir papa et maman. Ils dorment. Comment peuvent-ils se permettre de dormir alors que ma tête me fait si mal? Je crois qu'ils ne m'aiment pas vraiment.

Je dessine ma douleur et je dessine l'être que je crois être en moi et qui me ronge.

42. JACQUES. 5 ANS

J'ai peur. Je ne sais pas pourquoi j'ai peur. Hier soir il y avait à la télévision ce qu'ils appellent un «western». J'étais tétanisé de peur et d'horreur. Je tremblais de tout mon corps. Toute ma famille a été surprise.

Ce matin mes sœurs surgissent en imitant les cow-boys pour m'effrayer. Je fuis à l'autre bout de l'appartement. Elles me rattrapent dans le salon. Je cours dans la cuisine. Elles me rattrapent dans la cuisine. Je cours vers la salle de bains. Elles me rattrapent dans la salle de bains.

— On va te scalper, clame Mathilde, la plus jeune.

Mais pourquoi dit-elle des choses méchantes comme ça!

Mes sœurs me poursuivent jusque dans la chambre des parents. Puis elles tentent de me saisir dans la buanderie mais je leur échappe en me faufilant entre leurs jambes. Je m'affole. Où me cacher? Une idée me vient. Je m'enferme dans les W-C. Pour plus de sécurité, je pousse la targette. Elles tapent contre la porte mais je ne crains rien, elle est solide. Dans ces W-C, je me sens comme dans une forteresse tandis qu'elles frappent de plus belle. Tout à coup, elles s'arrêtent. Dehors ça discute.

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