117. INVENTAIRE
Dans la constellation d'Orion, c'est le néant.
Dans la constellation du Lion, il y a quelques microbes unicellulaires. Niveau de conscience pas très éloigné de la pierre.
Dans la Grande Ourse, ce sont des planètes même pas complètement formées.
Autour de l'étoile de Luyten? Des météorites glacées.
Nous perdons notre temps.
Bon sang! et pendant ce temps que peuvent faire mes clients?
118. IGOR
Je suis blotti sous la margelle du puits quand, à tout hasard, un type y expédie une grenade. Je la rattrape habilement dans ma main droite et je l'examine. Modèle afghan G34, blindage carrelé. Je ne prends pas le temps de trembler, je la renvoie aussitôt. Le type a compris qu'il y a quelqu'un là-dedans et il s'empresse de l'y relancer. Je n'hésite pas et je remets la grenade en jeu.
Question de nerfs. Heureusement que le sergent m'a appris à jongler. Comme l'autre persiste, je regarde plus attentivement l'engin et constate que la goupille est obstruée. Mauvais matériel. Les Afghans ne sont pas des orfèvres en technologie de pointe. Cette grenade-là n'explosera jamais. Alors je saisis l'une des miennes, une bonne grenade russe, fabriquée par une bonne mère russe, et dont je connais par cœur le fonctionnement. J'attends pile les cinq secondes nécessaires, calcule bien ma trajectoire et l'envoie sur le bonhomme. Le type l'empoigne pour me la relancer mais, cette fois, elle lui pète dans la main.
La guerre, c'est pas pour les amateurs. C'est un métier où il faut savoir rester méthodique et garder le rythme. Je sais par exemple que je ne dois pas m'attar-der trop longtemps dans ce puits. Alors je bondis au-dehors, ramasse le fusil à lunette d'un copain mort et je cours me cacher dans une des maisons. J'y trouve des autochtones, mais je les tiens en respect avec mon arme et j'enferme toute la petite famille dans la cuisine. Puis je prends position près de la fenêtre et j'observe tranquillement les environs. Grâce à ma visée laser, je dispose d'un énorme avantage sur mes adversaires. Je replace le baladeur sur mes oreilles. La Nuit sur le mont Chauve résonne à nouveau dans mes tympans. Un soldat ennemi traverse mon champ de vision. Il a soudain une lumière rouge au-dessus du sourcil. J'appuie sur la détente. Et d'un.
119. JACQUES
Je regarde mes six rats dans leur cage de verre. Ils me regardent. Le chat se tient à distance. J'ai l'impression qu'ils ont compris que je parlais d'eux. Alors ils se donnent de plus en plus en spectacle contre la vitre. Dommage que je ne puisse leur lire comment je les ai mis en scène.
Mona Lisa Il vient se frotter contre moi afin de vérifier que je ne l'ai pas remplacée dans mon cœur par ces monstres aux dents pointues.
Je relis mon travail.
En fait, ce roman, il part dans tous les sens. On ne comprend pas pourquoi les scènes s'enchaînent ainsi et pas autrement. Je me rends compte qu'il me faut construire un échafaudage qui soutiendra toute l'histoire et fera que les scènes tomberont à tel endroit et non à tel autre, de façon purement aléatoire. Utiliser une structure géométrique? Bâtir une histoire en forme de cercle? Je teste. À la fin du récit, mes personnages se retrouvent dans la même situation qu'au début. Déjà vu. Une histoire en forme de spirale? Plus on avance, plus le récit s'élargit et débouche sur l'infini. Déjà vu aussi. Construire une histoire en ligne? Banal, tout le monde fait ça.
Je songe à des figures géométriques plus compliquées. Pentagone. Hexagone. Cube. Cylindre. Pyramide. Tétraèdre. Décaèdre. Quelle est la structure géométrique la plus complexe? La cathédrale. J'achète un livre sur les cathédrales et je découvre que leurs formes correspondent à des structures liées aux dispositions des étoiles dans le cosmos. Parfait. Je vais écrire un roman en forme de cathédrale. Je choisis pour modèle celle de Chartres, pur joyau du treizième siècle, regorgeant de symboles et de messages cachés.
Je reproduis méticuleusement le plan de la cathédrale sur une grande feuille de papier à dessin et m'arrange pour que les évolutions de mon récit s'intègrent dans ses repères millénaires. Les croisements de mes intrigues correspondront aux croisements des nefs, mes coups de théâtre aux clefs de voûte. La méthode m'in cite à m'amuser davantage en multipliant les développements parallèles. Mon écriture devient plus fluide, les trajectoires de mes personnages s'inscrivent naturellement dans cette structure parfaite.
J'écoute de la musique de Bach. Jean-Sébastien Bach usait aussi pour ses compositions de structures de type cathédrale. Parfois, deux lignes mélodiques se croisent donnant à l'oreille l'illusion d'en entendre une troisième que pourtant aucun instrument ne joue. J'essaie de reproduire cet effet dans mon écriture avec deux intrigues qui se chevauchent pour créer l'idée d'une troisième, imaginaire celle-là.
La cathédrale de Chartres et Jean-Sébastien Bach constituent mon échafaudage secret. Portés par cette charpente, mes personnages prennent le large et mon écriture accélère. J'arrive à écrire vingt pages définitives par jour au lieu des cinq à revoir habituelles. Mon roman devient de plus en plus épais. 500, 600, 1 000, 1 534 pages… Davantage qu'un simple polar, c'est «Guerre et Paix chez les rats».
Ça me semble enfin suffisamment solide pour être lu.
Il ne me reste plus qu'à trouver un éditeur. J'expédie mon manuscrit par la poste à une dizaine des principales maisons d'édition parisiennes.
120. VENUS
Les jurés votent. Je grignote mon ongle cassé. Je donnerais ma vie pour une cigarette mais le règlement l'interdit. Mon sort se joue en ce moment.
121. IGOR
Je vise. Je tire. J'en abats un deuxième. J'en abats un troisième. Un quatrième. Qu'il est bon de travailler en musique! Je remercie l'Occident décadent d'avoir inventé les baladeurs. Une vision de maman flotte devant moi. Plutôt que de viser le cœur, je cherche la tête. Chaque fois que je songe à maman, j'ai envie de poser le doigt sur une détente.
122. JACQUES
À intervalles plus ou moins longs, je trouve la réponse d'un éditeur dans ma boîte aux lettres. Le premier juge mon sujet trop excentrique. Le deuxième me conseille de remettre mon ouvrage sur le métier en choisissant cette fois pour héros les chats, «beaucoup plus appréciés du grand public».
Je regarde Mona Lisa II.
Y a-t-il un roman à faire sur Mona Lisa Il, le chat le plus décadent de tout l'Occident?
Le troisième éditeur me propose de publier mon roman à mes frais, à compte d'auteur. Il est tout disposé à m'accorder un bon prix.