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— Pourquoi met-elle autant de temps à se réincarner?

Raoul tente une explication:

— Certaines âmes sont impatientes et jouent des coudes dans la foule des décédés pour parvenir au plus vite devant le tribunal. D'autres prennent tout leur temps, tu l'as vu.

Je me souviens en effet d'avoir croisé dans le monde orange des âmes en transit qui avançaient nonchalamment, nullement pressées, vers leur jugement.

— Pour certains, le parcours prend des siècles et des siècles. Pour d'autres, dès qu'une existence est terminée, hop! ils se précipitent pour retourner sur le ring et tenter de remporter enfin la timbale de la sortie du cycle des réincarnations. La vie précédente de Nathalie l'a sans doute éprouvée. Elle a donc pris le loisir de souffler avant de se décider à retrouver une enveloppe charnelle.

Raoul m'indique que sa Nathalie s'est déjà réincarnée à cent treize reprises, mais qu'au bout du compte elle n'a connu que huit vies intéressantes.

— Cela signifie quoi, des «vies intéressantes»? Que se passe-t-il dans les vies «non intéressantes»?

— Rien de spécial, justement. On naît, on se marie, on fait des enfants, on se dégotte un boulot peinard et on meurt dans son lit à quatre-vingts ans passés. C'est une vie pour rien, sans mission, sans œuvre particulière, sans grandes difficultés à surmonter.

— Ces vies-là sont donc complètement mutiles?

Raoul n'est pas de cet avis. Il estime que ces existences anodines servent précisément à se reposer entre deux vies «importantes». Certains martyrs, certains artistes incompris, certains combattants de causes perdues parviennent au Paradis si fatigués par leur existence qu'ils supplient que leur soient accordées des réincarnations reposantes.

— Ma Nathalie a connu cent cinq vies de repos et huit vies intéressantes mais probablement pénibles à endurer.

Je remarque qu'en effet, si on entassait dans un musée toutes les œuvres qu'elle a réalisées de vie en vie, il y aurait là de quoi parcourir nombre de salles fastueuses et diverses.

— Alors, pourquoi n'est-elle pas encore libérée du cycle des réincarnations?

— Elle a presque touché au but, dit Raoul. Mais son comportement n'a jamais été suffisamment spirituel pour lui permettre de franchir le cap ultime.

— Quel a été son handicap?

— Le manque d'amour. L'âme de ma Nathalie est trop sensible aux risques des passions. Qu'elle ait été réincarnée en homme ou en femme, elle s'est toujours méfiée de ses partenaires. Elle ne s'est jamais complètement livrée et, le plus souvent d'ailleurs, elle a eu raison. Mais en s'épargnant de tomber dans ces «erreurs», il lui a manqué des informations, un vécu, tout ce qu'apporte un amour total à cœur perdu.

Je comprends mieux le pessimisme de mon ami, sa cliente n'est pas bloquée par sa bêtise, mais précisément par son bon sens!

Nous retournons l'observer à l'ambassade de Corée à Lima. Un goûter est servi aux jeunes gens. L'aîné adore les tartes au citron, le cadet la mousse au chocolat et Nathalie les îles flottantes.

Les îles flottantes…

66. ENCYCLOPÉDIE

RECETTE DE L'ÎLE FLOTTANTE: Commencer par constituer l'«océan» jaune et sucré où flottera l'île, la crème anglaise:

Faire bouillir du lait. Casser 6 œufs en séparant les blancs des jaunes. Réserver les blancs. Battre les jaunes avec 60 g de sucre dans une terrine. Ajouter le lait chaud. Mélanger. Épaissir la crème à feu doux sans cesser de tourner. Ne pas faire bouillir.

L'océan est prêt à recevoir son «île»: un iceberg blanc.

Battre les blancs en neige avec 80 g de sucre et une pincée de sel.

Dans un moule, tourner 60 g de sucre en caramel. Y verser les blancs en neige. Faire cuire 20 mn au bain-marie. Laisser refroidir. Verser la crème dans un plat creux puis déposer délicatement les blancs dessus. Servir très frais.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

67. UN VIEIL AMI

Raoul Razorbak continue de penser que cette Nathalie Kim n'est qu'une cliente comme les autres. Pour faire avancer nos affaires, il a une autre idée.

— Suis-moi.

Nous voletons de concert du côté du sud-est. Sur une colline se tient une assemblée d'anges, agglutinés tels des fans autour de leur chanteur préféré. L'artiste est truculent et parle en agitant les mains. Je le reconnais immédiatement…

Freddy Meyer!

Il n'a pas changé, le vieux rabbin aveugle. Petit, gros, chauve, nez en boule soutenant d'épaisses lunettes noires, sauf qu'ici sa cécité ne le gêne plus. Dans un monde d'esprits, un ange aveugle y voit autant que les autres.

Raoul me dépêche un coup de coude. Connivence inutile, je me souviens. Avec Freddy, toute entreprise d'exploration, de découverte et d'investigation ne peut qu'être sublimée. Il a été le plus rigoureux, le plus enthousiaste, le plus perfectionniste des héros de l'épopée thanatonautique. Il eut l'idée de tresser ensemble les cordons d'argent pour assurer la solidité des vols groupés. Il a imaginé les premières stratégies de guerres ectoplasmiques. Quoi de plus exaltant que de repartir à l'aventure en sa compagnie!

Nous prenons place dans la petite foule des spectateurs et écoutons nous aussi notre ami. Il raconte une… blague.

— C'est l'histoire d'un alpiniste qui fait une chute et se retrouve raccroché par une main à une branche d'arbre au-dessus d'un précipice vertigineux. «Au secours! Au secours! Y a-t-il quelqu'un pour me sauver?» hurle-t-il, désespéré. Un ange apparaît et lui dit: «Je suis ton ange gardien. Fais-moi confiance. Je vais te sauver.» L'alpiniste réfléchit une minute avant de lancer: «Heu… il n'y aurait pas quelqu'un d'autre?»

Les anges s'esclaffent. Je m'esclaffe aussi. C'est de l'humour angélique. Il faut que je m'y fasse.

Je suis si enchanté de retrouver mon vieux complice. Qui a prétendu qu'on s'ennuie au Paradis? Avec Freddy, nous sommes sauvés. Je lui adresse un petit signe. Il nous aperçoit et accourt.

— Michael! Raoul!

Nous nous étreignons.

Tous nos souvenirs communs me reviennent en mémoire: nos premières rencontres, nos bricolages, nos premiers fauteuils de décollage, les premières expéditions vers le Paradis, les premières guerres ecto-plasmiques contre les Haschischins.

— Que je vous présente ma nouvelle bande de copains! clame Freddy.

Une cohorte d'êtres de lumière nous entoure et je distingue parmi eux plusieurs visages connus: Grou-cho Marx, Oscar Wilde, Wolfgang Amadeus Mozart, Buster Keaton, Aristophane, Rabelais…

— On nous surnomme la bande des comiques du Paradis. Avant de venir ici, j'ignorais que Mozart était un tel plaisantin. Jamais en reste d'une blague égrillarde! Ah ça, rien à voir avec Beethoven, qui lui est du genre plutôt rabat-joie.

Je demande:

— Et tes clients?

Freddy hausse les épaules. Il n'a plus foi en son travail d'ange. Il ne s'occupe plus guère de ses âmes. Trop de clients l'ont déçu. Il en a assez des humains. Les sauver? Il n'y croit plus. Tout comme Raoul, il est convaincu que faire évoluer les humains est une tâche hors de portée même pour les anges les plus doués.

Aristophane dit en être à son six mille cinq cent vingt-septième client, et autant d'échecs. Buster Kea-ton se plaint de n'avoir que des Lapons démoralisés par l'absence de lumière. Oscar Wilde lui répond que ce n'est rien à côté de ses hindous, avec les belles-mères qui mettent le feu au sari de leur bru pour toucher les assurances. Groucho Marx se débrouille tant bien que mal avec des Khmers rouges qui n'en finissent pas de régler leurs différends dans la jungle. Rabelais lève les bras au ciel en évoquant ses gosses des bidonvilles de Sâo Paulo qui sniffent de la colle du matin au soir et dont l'espérance de vie ne dépasse pas quatorze ans.

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