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138. ENCYCLOPEDIE

LA TYRANNIE DU CERVEAU GAUCHE: Si l'on déconnecte les deux hémisphères cérébraux et si l'on présente un dessin humoristique à l'œil gauche (correspondant à l'hémisphère droit) tandis que l'œil droit (correspondant à l'hémisphère gauche) ne voit rien, le sujet rira. Mais si on lui demande pourquoi il rit, le cerveau gauche n'en sachant rien et ignorant la blague, il inventera une explication à son comportement et dira, par exemple: «Parce que la blouse de l'expérimentateur est blanche et que je trouve cette couleur hilarante.»

Le cerveau gauche invente donc une logique dans le comportement parce qu'il ne peut pas admettre d'avoir ri pour rien ou pour quelque chose qu'il ignore. Mieux: après la question, l'ensemble du cerveau sera convaincu que c'est à cause de la blouse blanche qu'il a ri et il oubliera le dessin humoristique présenté au cerveau droit.

Durant le sommeil, le gauche laisse le droit tranquille. Celui-ci enchaîne dans son film intérieur: des personnages qui vont changer de visages durant le rêve, des lieux qui sont sens dessus dessous, des phrases délirantes, des coupures soudaines d'intrigues avec d'autres intrigues qui redémarrent, sans queue ni tête. Dès le réveil, cependant, le gauche reprend son règne et décrypte les souvenirs du rêve de manière à ce qu'ils s'intègrent à une histoire cohérente (avec unité de temps, de lieu, d'action) qui, au fur et à mesure que la journée va s'écouler, va devenir un souvenir de rêve très «logique».

En fait, même en dehors du sommeil, nous sommes en permanence en état de perception d'informations incompréhensibles interprétées par notre hémisphère gauche. Cette tyrannie de l'hémisphère gauche est cependant un peu difficile à supporter. Certains s'enivrent ou se droguent pour échapper à l'implacable rationalité de leur demi-cerveau. En usant du prétexte de l'intoxication chimique des sens, l'hémisphère droit s'autorise alors à parler plus librement, délivré qu'il est de son interprète permanent.

L'entourage dira du protagoniste: il délire, il a des hallucinations, alors que celui-ci n'aura fait que se soulager d'une emprise.

Sans la moindre aide chimique, il suffirait de s'autoriser à admettre que le monde puisse être incompréhensible pour recevoir en direct les informations «non traitées» du cerveau droit. Pour reprendre l'exemple cité plus haut, si nous parvenions à tolérer que notre hémisphère droit s'exprime librement, nous connaîtrions la première blague. Celle qui nous a réellement fait rire.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

139. IGOR. 21 ANS ET DEUX MOIS

Je m'applique. Avec mes Loups, nous ravageons la contrée. Nous prenons d'assaut des positions ennemies avec un taux de pertes très acceptable. Un jour, le colonel Dukouskoff vient nous retrouver sur le front. Le colonel a l'air ravi. Il me prend par les deux épaules et me déclare de but en blanc:

— J'ai une très bonne nouvelle.

Je me dis que ce doit être les nouvelles kalachnikovs. Depuis le temps qu'on nous a promis de rempla cer notre vieux matériel, je ne vois que ça comme bonne nouvelle. Je sais déjà qui sont les gars auxquels je confierai la nouvelle arme pour la tester.

— La guerre est finie.

Je cesse de respirer. Il répète.

— C'est la paix.

J'articule avec difficulté:

— La… paix…

Ainsi donc les corrompus du Kremlin, sous l'emprise des capitalistes mafieux américains, ont décidé de signer un traité avec des représentants des troupes tchétchènes. C'est la pire chose que je pouvais entendre. Je voudrais que cet instant n'ait jamais existé. La paix. LA PAIX?!! Alors qu'on était sur le point de vaincre?! Je n'ose demander pourquoi ils ont baissé les bras. Je n'ose signaler que peut-être, à cette seconde, mes Loups ont pris d'assaut un point stratégique. Je n'ose évoquer les atrocités que j'ai vu commettre par les Tchétchènes, les enfants qu'ils utilisaient comme boucliers vivants, les tortures subies par mes hommes capturés. Et c'est avec eux qu'on va faire la paix? Je demande avec encore un peu d'espoir:

— C'est… c'est une plaisanterie?

Il est étonné.

— Non. C'est officiel. Ça a été signé hier.

J'ai comme une défaillance.

Dukouskoff doit croire que c'est l'émotion due au bonheur. Il me soutient le bras. Est-il possible que les gens se fourvoient à ce point? Qu'ils ne se rendent pas compte? On était sur le point de gagner cette guerre! On allait tout gagner! Et… on négocie. Négocier quoi? Le droit de tout perdre!

Que va-t-il advenir de moi maintenant?

J'abandonne ma forêt, ma horde, mon grand air. Je rends mon uniforme, mes armes, mes bottes. Je rentre avec un convoi à Moscou et me replonge dans l'univers des villes aux lignes géométriques.

Gengis Khan, paraît-il, abhorrait les villes. Il disait que le seul fait de serrer des humains sur un petit territoire ceinturé de murs entraînait le pourrissement des esprits, l'encombrement des ordures, la prolifération des maladies et une mentalité mesquine. Gengis Khan a détruit le plus de villes qu'il a pu, mais les citadins ont eu le dernier mot.

Je retourne à la vie civile. Il me faut trouver un logement et je ne sais pas remplir les papiers. Je hais la paperasserie… Je loue un appartement minuscule, laid, bruyant et cher, avec une flopée de voisins qui me regardent de travers. J'ai la nostalgie des bivouacs en plein air. Où sont mes arbres? Où sont mes Loups? Où est mon air pur?

Je me sens engoncé dans des vêtements civils, peu gracieux et peu pratiques. Pantalon, polo et pull. Ça manque de poches et les étoffes sont trop molles pour que j y accroche mes médailles.

J'ai du mal à me réinsérer dans la société civile. A la guerre, il suffisait de se battre pour obtenir ce qu'on voulait. Ici une seule règle prévaut: l'argent. Il faut payer, toujours payer.

Je croyais que mes états de service m'aideraient, mais c'est le contraire. Les planqués se méfient des anciens combattants. Je passe et repasse sur mon magnétoscope les films de Stallone et de Schwarzenegger et je bois de la vodka jusqu'à sombrer dans le sommeil. Vivement que nous déclarions la guerre à l'Occident. Je suis plus que prêt.

Un facteur sonne à ma porte. Il m'apporte ma première solde de «retraité». J'ouvre l'enveloppe et compte les billets. Ma solde de «sauveur de la nation» équivaut à la moitié du salaire mensuel d'un vendeur de sandwiches!

J'ai droit à mieux. Je veux davantage d'argent. Je veux un grand appartement. Je veux une datcha à la campagne comme les hauts fonctionnaires. Je veux une grosse limousine. J'ai assez souffert, maintenant je veux être riche.

Hé, là-haut! mon ange gardien, si tu m'entends: JE VEUX ÊTRE RICHE.

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