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— Nul ici ne vous a jamais donné l'autorisation de répandre ce genre d'informations secrètes.

— Si au moins vous les aviez dissimulées derrière des paraboles, des mythologies…

— Si au moins vous aviez mis pour condition à leur divulgation une initiation quelconque…

Les archanges évoquent tous les dégâts que risquaient d'occasionner nos informations hâtives sur les secrets du continent des morts.

— Les gens se suicideraient juste par curiosité pour «visiter» en touristes le Paradis!

— Heureusement nous sommes intervenus à temps pour étouffer dans l'œuf vos maladresses.

Les archanges ont cru qu'ils allaient devoir détruire tous les ouvrages sur les thanatonautes, toutes les librairies et les bibliothèques les recelant. Ils ont cru qu'il leur faudrait falsifier la mémoire collective des hommes afin d'en effacer les traces de nos égarements. Mais par chance, cela n'a pas été nécessaire. Le livre des thanatonautes n'a eu aucun retentissement. Les quelques lecteurs qui sont tombés dessus par hasard ont cru qu'il ne s'agissait que d'un récit de science-fiction comme tant d'autres. La sortie de notre ouvrage est passée inaperçue, noyée sous la marée des nouvelles parutions.

Car ainsi s'exerce dorénavant la nouvelle censure. Elle opère non par l'occultation, mais par l'excès. Les livres dérangeants sont étouffés sous la masse des livres insipides.

Du coup, les archanges n'ont pas eu à intervenir directement, mais ils ont été inquiets et nous devons payer pour cela. Un seul verdict possible: condamnés.

— A quoi? interroge Amandine. À aller en Enfer?

Les trois archanges la dévisagent avec condescen dance.

— L'Enfer? Désolé, ça n'existe pas. Il n'y a que le Paradis ou… la Terre. Ceux qui échouent sont condamnés à retourner se réincarner sur Terre.

— Ou alors, on peut dire que «l'Enfer c'est la Terre», remarque avec une pointe d'amusement l'archange Raphaël.

L'archange Gabriel rappelle:

— Les réincarnations, c'est comme le bac au lycée. Quand on échoue, on redouble. En ce qui vous concerne, là, vous êtes recalés. Donc, retour à la case départ pour une nouvelle session.

Je baisse la tête.

Rose ma femme, Amandine mon amie, et moi, tous nous pensons la même chose: «Encore une vie pour rien.»

Combien avant nous ont dû pousser le même soupir?

Mais les autres défunts s'impatientent. On nous presse de laisser la place. Saint Pierre nous entraîne vers la montagne. Nous gagnons son sommet. La pointe projette la puissante lumière qui nous a guidés jusqu'au Jugement dernier.

Juste au-dessous, deux tunnels se présentent. Une entrée est cernée de pourtours ocre, l'autre de bleu marine. L'entrée ocre ramène à la Terre pour de nouvelles réincarnations, la bleue conduit au pays des anges. Il n'y a pas de panneaux indicateurs mais, comme pour tout, ici, l'explication s'inscrit directement dans notre esprit.

Avec un dernier petit signe d'adieu, saint Pierre nous laisse devant le tunnel ocre.

– À bientôt, après votre prochaine vie! lâche-t-il,

laconique.

Nous entreprenons d'avancer dans le couloir. À mi-chemin, nous nous heurtons à une membrane opaque semblable aux Moch qui ferment les Sept Ciels. Ce mur franchi, nous basculerons dans une nouvelle vie. Amandine me regarde, prête à y aller.

— Adieu les amis, tâchons de nous retrouver dans notre prochaine existence.

Discrètement, elle m'adresse un clin d'œil. Elle n'est pas parvenue à m'avoir pour compagnon permanent dans cette vie, elle compte bien y réussir dans la prochaine.

— En avant pour de nouvelles aventures, déclamet-elle en se précipitant.

Rose se presse contre moi. À l'oreille, je lui murmure les mots de ralliement des thanatonautes lors des grandes guerres de colonisation du continent des morts:

— Toi et moi, ensemble contre les imbéciles.

Faute de corps à étreindre, nos deux ectoplasmes

s'embrassent sur la bouche. Mes lèvres ne sentent rien, mais tout mon être s'émeut.

— Ensemble…, répète-t-elle en écho.

Nous nous retenons un instant par les mains. Par le bout des doigts. Nos index fusionnent, s'effleurent, et enfin se détachent.

Rose se détourne pour abréger ce pénible moment et, vite, se dirige vers sa nouvelle réincarnation.

Bon, à mon tour. Je m'engage d'un bon pas dans le couloir en me répétant qu'il faut absolument que, dans ma prochaine vie, je me souvienne d'avoir été un tha-natonaute.

Je frémis de tout mon ectoplasme en m'avançant. Je vais enfin savoir ce qu'il y a derrière ce mur.

De l'autre côté de la mort, il y a…

«Une bonne prise! Voilà ce qui compte. Une bonne prise et ne jamais oublier le talc sur les mains. Moi, je suis acrobate de cirque. Trapéziste sans filet. Avec une bonne prise, je sais que je ne risque rien. D'ailleurs, la mort je n 'y pense jamais et je ne m'en porte que mieux. Je sais que lorsqu 'on commence à regarder en bas, on risque la chute. Donc, la mort connais pas. Et, entre nous, je préférerais parler d'autre chose. Vous avez déjà assisté à mon numéro?»

Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.

3. JUGEMENT EN APPEL

… un bras. Un bras attrape mon âme et m'immobilise net.

Un bonhomme transparent interrompt mon élan et me déclare, furibond, qu'il est inadmissible que mon procès ait eu lieu en son absence.

— Ce n'est pas la procédure correcte, tout est à recommencer.

Pour Amandine et Rose tout aurait dû aussi se passer autrement mais, malheureusement pour elles, c'est trop tard. Elles sont déjà trop loin dans le couloir. Moi, en revanche, je suis encore passible d'une révision.

Mon interlocuteur est un petit barbu au regard fiévreux mal dissimulé par des besicles. Il me tire, me pousse, insiste. Il dit qu'il est mon «ange gardien».

Ainsi donc j'avais un ange gardien? Quelqu'un qui surveillait ce que je faisais? M'aidait peut-être… Cette information me rassure et m'étonne en même temps. Je n'étais donc pas seul. Toute ma vie quelqu'un m'a accompagné. Je le regarde plus attentivement.

Cette silhouette frêle, cette barbiche, ces lunettes du dix-neuvième siècle… Il me semble l'avoir déjà vu quelque part.

Le bonhomme se présente: Emile Zola.

— Monsieur Emile Zola, l'auteur de Germinal?

— Votre serviteur, monsieur. Mais l'heure n'est pas aux ronds de jambe. Le temps presse. Dépêchons-nous.

Il m'affirme suivre ma vie depuis son début et m'assure que je ne dois pas me laisser faire maintenant.

— L'intrigue… euh, le karma était bon. La chute est ratée. Par-dessus le marché, la bonne procédure du jugement des âmes n'a pas été respectée. Ce procès est inique. Injuste. Anti-social.

Emile Zola m'explique qu'aux termes des lois en vigueur au Paradis, mon ange gardien aurait dû être présent à mes côtés lors de la pesée de mon âme afin de pouvoir, le cas échéant, me servir d'avocat.

Il me tire hors du tunnel et me pousse vers le plateau où trônent toujours les trois archanges. Devant le tribunal, il bouscule tout le monde, exige qu'on recommence tout. Il menace d'ébruiter l'affaire. Promet que son intervention fera jurisprudence. Il en appelle à toutes les règles de vie du Paradis. Il tempête:

— J'accuse les archanges d'avoir falsifié la pesée de l'âme de mon client. J'accuse les archanges d'avoir bâclé un procès qui les embarrassait. J'accuse enfin cette cour céleste de n'avoir eu pour seul objectif que d'expédier au plus vite une âme dont le seul péché est d'avoir eu de la curiosité!

Visiblement, les trois archanges ne s'attendaient pas à ce coup de théâtre. Ça ne doit pas être tous les jours que quelqu'un se permet de contester une de leurs sentences.

— Monsieur Zola, je vous en prie. Veuillez accepter le verdict du tribunal céleste.

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