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140. LES PRIERES

Je me frotte les yeux. Le spectacle de la vie de mes clients m'épuise. Leur envoyer des rêves qu'ils ne comprennent pas m'énerve. Leur envoyer des signes qu'ils ne voient pas m'agace. Leur envoyer des intuitions qu'ils n'entendent pas m'exaspère. J'en ai marre. Je veux bien être un bon élève, mais il faut quand même un minimum de résultats pour avoir envie de continuer. Je vais chercher Edmond Wells.

— Je sais que le premier devoir des anges est d'exaucer les vœux de leurs clients mais ceux des miens sont vraiment difficiles à combler, dis-je à mon mentor. Jacques ne rêve que de trouver un éditeur pour ses divagations sur les rats.

— Donne-lui ce qu'il veut.

— Igor. Il veut être riche. Je le fais gagner au loto?

— Ce ne serait pas l'aider que de le faire gagner au loto. Il deviendrait encore plus malheureux. Il ne serait plus entouré que de gens intéressés par sa nouvelle fortune. Il ne suffit pas de vouloir être riche, il faut être capable d'assumer sa richesse. Il n'est pas prêt. Rends-le riche mais de manière plus progressive qu'au loto. Client suivant.

— Venus souhaite que sa rivale, l'autre mannequin noir à la mode plus jeune qu'elle, soit… défigurée!

— Exauce son souhait, dit froidement mon mentor.

Il me semble avoir mal entendu.

— Mais je croyais qu'on était là pour ne faire que du bien aux humains?

— Tu dois au premier chef t'occuper de satisfaire tes clients. S'ils veulent commettre des sottises, c'est leur libre arbitre. Respecte-le.

Edmond Wells m'entraîne voleter un peu au-dessus du Paradis.

— Je comprends ton trouble, Michael. La tâche d'un ange n'est pas facile. Les hommes émettent des souhaits dérisoires et médiocres. J'ai parfois l'impression qu'ils ont peur d'être heureux. Tout leur problème se résume à une unique phrase: «Ils ne veulent pas construire leur bonheur, ils veulent seulement réduire leur malheur.»

Je me répète ça pour bien en saisir la portée. «Ils ne veulent pas construire leur bonheur, ils veulent seulement réduire leur malheur…»

Edmond Wells poursuit son réquisitoire:

— Tout ce qu'ils veulent, c'est que leurs caries les fassent moins souffrir, que les enfants jadis désirés ces sent de hurler quand ils regardent la télé et que la belle-mère arrête de venir gâcher leur déjeuner du dimanche. Si seulement ils avaient une idée de ce que nous sommes capables de leur apporter! En ce qui concerne la pauvre Cynthia Cornwell, la rivale de Venus, il faudra que tu négocies son «accident» avec son ange gardien, mais ça ne devrait pas poser de problème car sa cliente gagnera des points en tant que martyre. Un dernier écueil sur lequel je veux attirer ton attention, Michael. Je ne sais pas si tu l'as senti mais… les leviers de tes clients ont changé. Igor était attentif aux signes, il l'est dorénavant aux intuitions. Venus tenait compte de ses rêves, elle commence à s'intéresser aux médiums. Quant à Jacques, jadis influencé principale ment par son chat, il sera désormais sensible au souvenir de ses rêves.

141. JACQUES. 22 ANS

J'ai fait un cauchemar. Il y avait un loup qui pleurait. Et puis il y avait une fille qui se transformait en montgolfière. Et puis la fille-montgolfière quittait le sol et montait, montait. Le loup la regardait monter et se mettait à hurler d'une manière très triste. Il y avait un oiseau qui n'avait pas d'ailes qui se mettait à taper du bec contre la paroi de la fille-montgolfière pour la faire redescendre, mais la paroi était trop dure et l'oiseau sans ailes se tournait vers moi et me demandait quelque chose. Il disait: «Parler de la mort.» «Parler de la mort.»

Le loup hurlait. L'oiseau donnait des coups de patte dans la fille. Et moi, je me réveillai et m'aperçus que Gwendoline me bourrait une fois de plus de coups de pied.

Elle aussi rêvait. Elle disait: «Il faut que cela cesse», puis semblant répondre à quelqu'un qui lui parlait: «Non, pas moi, pas ça», ou bien: «Ça ne va pas se passer comme ça, croyez-moi», et elle me lançait encore ses petits pieds comme si elle combattait.

Soudain, je reçois des coups de patte. C'est Mona Lisa II. Elle aussi bouge en dormant. Yeux clos, elle fronce les sourcils, tend ses pattes, griffes sorties, et donne des petits coups secs. Mais s'il m'apparaît normal que des humains soient angoissés, il me semble soudain terrible que mon chat fasse, lui aussi, des cauchemars.

Chez le vétérinaire, la salle d'attente est bondée. Mon voisin est encombré d'un chat aussi obèse que le mien.

— De quoi souffre-t-il?

— Myopie. Mé.dor se colle de plus en plus près contre l'écran de mon téléviseur.

— Il se nomme Médor, votre chat?

— Oui, parce qu'il se comporte comme un chien soumis. Aucune indépendance. Il accourt quand on l'appelle… Enfin, il devient myope et il faut peut-être lui mettre des lunettes.

— C'est sans doute une mutation générale de l'espèce animale… Le mien aussi regarde la télé de plus en plus près.

— Enfin, si ce vétérinaire généraliste ne parvient pas à trouver une solution, j'irai consulter un vétérinaire oculiste et s'il ne trouve pas non plus, j'irai voir un vétérinaire psychanalyste.

Ensemble nous rions.

— Et votre chat, qu'a-t-il?

— Mona Lisa II fait des cauchemars. Elle est tout le temps nerveuse.

— Même si je ne suis pas vétérinaire, dit l'homme, je peux quand même vous donner un conseil. Le chat est souvent la catharsis de son maître. Ce chat vit vos souffrances. Calmez-vous et votre chat se calmera. Vous m'avez tout l'air d'une boule de nerfs. Et puis, si vous n'y arrivez pas, faites des enfants. Cela amusera le chat.

Nous patientons. Il y a encore une dizaine de clients devant nous, ce qui nous laisse tout le temps de converser. Il se présente:

— René.

— Jacques.

Il m'interroge sur mon métier. Serveur de restaurant, dis-je. Lui est éditeur. Je n'ose lui parler de mon manuscrit.

– Ça n'avance pas vite, remarque-t-il. Vous savez jouer aux échecs? J'ai un échiquier de voyage dans ma serviette.

— D'accord, jouons.

Je m'aperçois vite que je n'aurai pas de mal à le battre, mais un conseil de Martine me revient à l'esprit. Une véritable victoire ne doit jamais être par trop écla tante, elle doit toujours être acquise de «justesse». Je ralentis donc mon ardeur combattante et je m'arrange pour que nos camps respectifs se rapprochent. Après avoir renoncé à avoir l'avantage, serai-je capable de renoncer à la victoire? Certaines défaites sont peut-être intéressantes… Je lui laisse prendre le dessus. Il me met mat.

— Je ne suis qu'un joueur du dimanche, se rengorge René. À un moment, j'ai bien cru perdre.

Je prends l'air contrarié.

– À un moment, j'ai bien cru gagner.

À présent, comme par enchantement, je n'ai plus peur de lui parler de mon manuscrit.

— Je ne suis pas seulement serveur dans un restaurant, j'écris aussi, à mes heures perdues.

Il me considère avec pitié.

— Je sais. Tout le monde écrit de nos jours. Un Français sur trois aurait un manuscrit en gestation. Le vôtre, vous l'avez envoyé à des éditeurs et il a été refusé, c'est cela?

— Partout.

— Normal. Les lecteurs professionnels rédigent des fiches pour chaque manuscrit et touchent des sommes dérisoires pour ça. Pour en faire une activité rentable, ils en lisent jusqu'à une dizaine par jour. En général, ils s'arrêtent aux six premières pages tant les textes sont pour la plupart ennuyeux. Il vous faudrait beaucoup de chance pour tomber sur un lecteur enthousiaste.

Mon interlocuteur m'ouvre des horizons nouveaux.

— J'ignorais que cela se passait ainsi.

— Le plus souvent, ils se fient à la présentation, au titre et au nombre de fautes d'orthographe dans les premières lignes. Ah, l'orthographe en France! Toutes ces doubles consonnes, vous savez d'où elles viennent?

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