Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

31. VENUS. 1 AN

Je suis couverte de baisers et d'attentions. Ma mère me répète que je suis la plus belle petite fille du monde. Je me suis vue dans le miroir et, en effet, je suis ravissante. J'ai de longs cheveux d'ébène, ma peau couleur de miel est fine et douce comme de la soie, et mes yeux sont vert clair. Il paraît qu'à ma naissance, au contraire des autres bébés, je n'étais même pas chiffonnée. Maman m'a expliqué que c'est parce que je suis sortie directement de son ventre sans qu'elle ait eu d'efforts à faire pour m'en expulser.

À part ça, ils m'ont présenté un vieux monsieur, le père de maman. Ils l'appellent «pépé», et pépé m'accable de bisous mouillés. Je déteste les bisous mouillés. Pour s'autoriser des trucs aussi baveux, il doit être vraiment en manque d'affection.

Le soir, j'exige qu'on allume une veilleuse près de mon lit pour ne pas être plongée dans l'obscurité. Sinon, j’ai l'impression que quelqu'un de malfaisant se dissimule sous le sommier et qu'il va m'attraper par les pieds.

Je ne supporte pas non plus qu'on m'enveloppe dans une couverture. J'ai besoin d'avoir toujours les jambes à l'air. Sinon ça m'énerve, ça m'énerve. En plus, si le monstre de sous le lit surgit tout à coup, je me retrouverai coincée et je ne pourrai pas m'enfuir.

Je ne mange pas de tout. Je ne supporte que le doux et le sucré. J'aime ce qui est beau, gentil, sucré.

32. IGOR. 1 AN

Il faut que je survive à ma mère.

Je lui échappe dans la baignoire où elle cherche à me noyer. Je lui échappe dans le lit où elle cherche à m'étouffer avec un oreiller.

Je sais être glissant.

Je sais prévenir les menaces.

Je sais me réveiller la nuit à la moindre lueur.

Je sais, grâce à mon ouïe très fine, deviner quand elle surgit derrière moi. Je sais être leste et rapide.

J'apprends vite à marcher.

Pour mieux fuir.

33. ENCYCLOPÉDIE

INSTINCT MATERNEL: Beaucoup s'imaginent que l'amour maternel est un sentiment humain naturel et automatique. Rien de plus faux. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, la plupart des femmes appartenant à la bourgeoisie occidentale plaçaient leurs enfants en nourrice et ne s'en occupaient plus.

Les paysannes n'étaient guère plus attentionnées. On emmaillotait les bébés dans des langes très serrés puis on les accrochait au mur pas trop loin de la cheminée afin qu'ils n'aient pas froid.

Le taux de mortalité infantile étant très élevé, les parents étaient fatalistes, sachant qu'il n'y avait qu'une chance sur deux pour que leurs enfants survivent jusqu'à l'adolescence.

Ce n'est qu'au début du vingtième siècle que les gouvernements ont compris l'intérêt économique, social et militaire de ce fameux «instinct maternel». En particulier lors de recensements de la population, car on s'aperçut alors du grand nombre d'enfants mal nourris, maltraités, battus. À la longue, les conséquences risquaient d'être lourdes pour l'avenir d'un pays. On développa l'information, la prévention, et, peu à peu, les progrès de la médecine en matière de maladies infantiles permirent d'affirmer que les parents pouvaient dorénavant s'investir affectivement dans leurs enfants sans crainte de les perdre prématurément. On mit donc à l'ordre du jour l'«instinct maternel».

Un nouveau marché naquit peu à peu: couches-culottes, biberons, laits maternisés, petits pots, jouets. Le mythe du Père Noël se répandit dans le monde.

Les industriels de l'enfance, au travers de multiples réclames, créèrent l'image de mères responsables, et le bonheur de l'enfant devint une sorte d'idéal moderne.

Paradoxalement, c'est au moment où l'amour maternel s'affiche, se revendique et s'épanouit, devenant le seul sentiment incontestable dans la société, que les enfants, une fois grands, reprochent constamment à leur mère de ne pas s'être suffisamment souciée d'eux. Et, plus tard, ils déversent… chez un psychanalyste leurs ressentiments et leurs rancœurs envers leur génitrice.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

34. LE MONDE DU DESSUS

Grâce à mes sphères de contrôle, j'observe mes clients sous tous les angles comme si j'avais à mon service une vingtaine de caméras. Une pensée, et j'obtiens un plan panoramique, des plans larges, des plans américains, des gros plans. Mes caméras tournent à volonté autour de mes clients pour mieux scruter les personnages secondaires, les figurants et l'environne ment. Je maîtrise non seulement les angles de prises de vues mais aussi les lumières. Je peux observer mes héros même plongés dans le noir, les distinguer nettement sous une pluie battante. Je peux pénétrer dans leur corps, voir leur cœur battre, leur estomac digérer. Seules leurs pensées me sont cachées.

Raoul ne partage pas mon enthousiasme.

— Au début, moi aussi, cela m'excitait. Et puis j'ai fini par me rendre compte de mon impuissance.

Il considère la sphère d'Igor.

— Hum, pas très joli tout ça.

Je soupire.

— Je m'inquiète pour Igor. Sa mère finira par le tuer.

— Un gosse haï par sa mère…, rumine Raoul. Cela ne te rappelle rien?

Je réfléchis sans trouver.

— Félix, me souffîe-t-il.

Je sursaute. Félix Kerboz, notre premier thanato-naute! Lui aussi était détesté par sa mère. Éperonné, je fixe de plus près le karma d'Igor et reconnaît qu'en effet, mon Russe est une réincarnation de notre excompagnon pionnier de la thanatonautique.

— Comment est-ce possible?

Raoul Razorbak hausse les épaules.

– À l'époque, le terme «thanatonaute» n'était pas encore entré dans les mœurs, le tribunal angélique a classé Félix «astronaute».

Je me souviens de ce garçon un peu simple qui pour se sortir plus vite de prison testait des médicaments dangereux et, en échange d'une amnistie, s'était porté volontaire pour un vol thanatonautique. Il avait été ainsi le premier à se rendre sur le continent des morts et à en revenir. Je trouve quand même un peu sévère qu'ayant déjà eu une mère haineuse dans sa vie précédente, il ait été loti d'une génitrice encore pire dans cette existence-ci.

Raoul m'affirme que c'est normal. Lorsqu'un problème n'a pas été résolu dans une vie, il est automatiquement reposé dans la suivante.

— L'âme de Félix Kerboz n'étant pas parvenue à transcender ni à comprendre sa mère, elle va tenter d'y arriver dans sa nouvelle vie d'Igor Tchekov. Ce sont sans doute les 7, les «gens du dessus» ou… les «dieux», qui en ont décidé ainsi. S'il échoue encore à régler son problème avec sa mère dans cette exis tence, de quelle atroce marâtre le dotera-t-on dans la suivante?…

Je plisse le front.

— Pire que la mère d'Igor, je ne vois pas…

Raoul Razorbak émet un ricanement.

— Alors là, tu peux faire confiance aux «gens du dessus». Ils ont l'imagination féconde quand il s'agit d'inventer des épreuves nouvelles pour les humains. Le prochain avatar d'Igor-Félix pourrait très bien avoir à affronter une mère adorable mais excessivement pos sessive qui l'étoufferait sous un amour jaloux.

— Mais c'est de l'acharnement karmique!

La physionomie de mon ami se creuse tandis que ses mains s'agitent comme des serres.

— Je vois que tu commences à comprendre. Tout se passe comme si, là-haut, ils s'évertuaient à enfoncer la tête de nos clients jusqu'à ce qu'ils se décident à réagir. Ils considèrent que ce n'est que tout au fond de la piscine que l'humain est à même de donner le coup de talon qui le fera remonter à la surface. J'ignore qui sont ces «dieux», mais je ne suis pas convaincu qu'ils recherchent le bien de l'humanité.

16
{"b":"105854","o":1}