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3. CE QU'IL Y A AU-DESSUS

151. IGOR. 22 ANS ET DEMI

Je meurs. Je sors de mon corps. La lumière m'attire au loin. Je vole vivement vers elle. Et puis, soudain, je m'immobilise, incapable d'aller plus loin. Une corde argentée part de mon ventre et quelqu'un la tire pour me faire redescendre. Je repars vers la Terre.

– Ça y est. Nous l'avons récupéré!

Ils poussent des cris de joie comme si je venais de naître. Elle était pourtant jolie cette lumière dans le ciel, là-bas.

On m'installe dans un lit, on me couvre, on me borde et je m'endors. Je ne suis plus mort. À mon réveil, une fille blonde aux grands yeux verts et au décolleté vertigineux est penchée sur moi.

C'est un ange et je suis au Paradis. J'ai un mouvement vers elle, mais les différentes perfusions qui me retiennent, branchées dans mon bras, m'enlèvent immédiatement toute illusion. Il y a aussi cette douleur lancinante au ventre.

Cette fille sublime me dit que j’ai passé une semaine dans le coma et que l'équipe médicale a cru que je ne m'en sortirais jamais. Ma robuste constitution m'a cependant permis de tenir le coup. Elle me dit que j'ai sans doute été attaqué par des voyous dans la rue et que j’ai perdu beaucoup de sang. Par chance, j'appartiens à un groupe sanguin très répandu, AB+, et ils avaient suffisamment de plasma en stock pour réparer les dégâts.

Un badge en haut de la blouse blanche précise que l'ange se nomme Tatiana. Tatiana Mendeleiev. Elle est doctoresse et c'est elle qui est chargée de mon cas. Elle admire ma résistance. Je défie les lois de la médecine, dit-elle. Malgré tout, elle a une très mauvaise nouvelle à m'annoncer. Elle baisse ses yeux.

— Soyez fort. Vous avez un… cancer.

C'est donc ça, la «mauvaise nouvelle»? Bof! Après avoir approché la grande lumière de la mort là-haut dans le ciel, après avoir affronté ma mère, la mitraille, les éclats de grenades et les roquettes de Tchétchénie, après le coup de poignard de Piotr, un cancer, ça me paraît plutôt bénin.

La doctoresse me prend tendrement la main.

— Mais votre cancer n'est pas n'importe quel cancer. C'est un cancer inconnu jusqu'ici. C'est un cancer du nombril!

Cancer du nombril ou cancer du petit doigt, je ne vois pas ce que cela change. Je vais mourir de maladie, point barre. Il faut que je profite au mieux de ce qui me reste de vie avant d'entreprendre mon prochain envol vers la lumière des cieux.

— J'ai une grande faveur à vous demander, reprend la beauté sans lâcher ma main. J'aimerais que vous

soyez mon patient. S'il vous plaît, permettez-moi d'étudier de plus près votre maladie.

Tatiana m'explique que je suis un cas unique. Le nombril est une zone morte, inactive, le reliquat du rapport à la mère. Il n'y a aucune raison qu'un cancer se développe à cet endroit précis.

La doctoresse est férue de psychanalyse. Elle sort un carnet et un stylo et me demande des précisions. Je n'ai pas besoin d'en rajouter: ma mère qui voulait absolument m'assassiner, le duel au couteau à l'orphelinat pile le jour où une famille venait m'adopter, le centre de redressement pour mineurs, l'asile psychiatrique, la guerre en Tchétchénie… Fascinée, Tatiana presse plus fort ma main. Elle dit que j'ai développé des capacités de survie uniques.

Mais ce qui la passionne chez moi, c'est mon cancer, cet inattendu cancer du nombril qu'elle a d'ailleurs déjà sobrement baptisé avec ma permission «Syndrome de Mendeleiev». Je vais devenir ce qu'elle appelle un «cobaye». Si j'ai bien compris, un «cobaye», c'est un malade professionnel. Le ministère de la Santé pourvoira à mon logement, ma nourriture, mon habillement, mes soins et mes frais divers. En échange, je me tiendrai à la disposition du corps médical, et plus spécialement de Tatiana. Je l'accompagnerai dans ses conférences dans le monde entier et je me prêterai à tous les examens qui lui permettront de suivre l'évolution de la maladie. Pour tous ces services, Tatiana me propose un salaire régulier.

Elle cite un chiffre quatre fois supérieur à ma solde. Elle me regarde avec quelque chose d'implorant dans ses grands yeux verts.

Dans quel monde étrange vivons-nous? Quand on est héros de la guerre, on vous crache à la figure et lorsque vous avez un cancer, on vous adule.

— Alors, vous acceptez?

Je lui embrasse la main en guise de réponse.

152. ENCYCLOPÉDIE

SOLLICITATION PARADOXALE: Alors qu'il avait sept ans, le petit Ericsson regardait son père qui essayait de faire rentrer un veau dans une étable. Le père tirait fort sur la corde, mais le veau se cabrait et refusait d'avancer. Le petit Ericsson éclata de rire et se moqua de son père. Le père lui dit: «Fais mieux, si tu te crois si malin.»

Alors le petit Ericsson eut l'idée, au lieu de tirer sur la corde, de faire le tour du veau et de tirer sur sa queue. Aussitôt, par réaction, le veau poussa en avant et entra dans l'étable. Quarante ans plus tard, cet enfant inventait l'«hypnose ericssonnien-ne», une manière d'utiliser la sollicitation douce, et la sollicitation paradoxale pour amener les patients à mieux se porter. De même, on peut vérifier quand on est parent que si son enfant tient sa chambre désordonnée et qu'on lui demande de la ranger, il refusera. Par contre, si on augmente le désordre en apportant plus de jouets et de vêtements et si on les jette n'importe où, au bout d'un moment l'enfant dira: «Arrête papa, ce n'est plus supportable, il faut ranger.»

Tirer dans la mauvaise direction s'avère par moments plus efficace que tirer dans la bonne car cela déclenche un sursaut de conscience.

Si on regarde l'histoire, «la sollicitation paradoxale» est utilisée consciemment ou inconsciemment en permanence.

Il a fallu les deux guerres mondiales et des millions de morts pour inventer la SDN puis l'ONU. Il a fallu les excès des tyrans pour inventer les Droits de l'homme. Il a fallu Tchernobyl pour prendre conscience des dangers des centrales atomiques mal sécurisées.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

153. JACQUES. 22 ANS ET DEMI

Le grand jour est arrivé. Le livre Les Rats est sorti de l'imprimerie. Demain les gens pourront le trouver en librairie. Tout est donc accompli. Je tiens l'objet dans mes mains. Je le caresse. Je le flaire. C'est donc pour ça que je me suis battu si longtemps. Quel choc! Il est là. Comme un enfant né d'une gestation de plusieurs années.

Les Rats.

La première euphorie passée, je ressens une angoisse intense. Ce livre en moi me remplissait et maintenant, je suis vidé. J'ai réalisé ce pour quoi j'étais venu sur terre. Tout est fini. Partir au moment culminant de la réussite et avant la redescente inévitable, c'est ce qu'il y aurait de mieux.

Ma vie n'a plus de sens. Je n'ai plus qu'à mourir. Il faut que je me tue maintenant et ma vie n'aura été que pur bonheur. Me suicider, donc. Mais comment s'y prend-on? Comme d'habitude, je suis dépassé par les problèmes pratiques.

Comment se procurer le revolver pour me tirer une balle? Je n'ai pas envie de sauter dans un fleuve pour m'y noyer, l'eau me semble glacée. Je n'ose pas sauter du haut d'un immeuble, ça me donne le vertige. Prendre des médicaments? Lesquels d'abord? Et je suis sûr qu'avec ma veine, je les vomirais tous. Reste le métro, mais je n'ai pas le courage de me jeter sous une rame.

En plus, j'ai lu ça quelque part, quatre suicides sur cinq sont manques. Ceux qui se tirent une balle dans la bouche s'arrachent simplement la mâchoire inférieure et finissent défigurés. Ceux qui sautent du sixième étage se brisent la colonne vertébrale et finissent estropiés dans un fauteuil roulant. Ceux qui absorbent des médicaments s'abîment le système digestif et finissent avec des brûlures stomacales incurables.

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