— Que se passe-t-il? demande papa.
— Y a que Jacques s'est enfermé dans les toilettes, piaillent mes sœurs.
— Dans les toilettes? Mais qu'est-ce qu'il fiche, là-dedans? s'étonne mon père.
Et c'est alors que je suis saisi d'une inspiration. Je prononce la phrase que dit toujours papa lorsqu'il veut être tranquille aux W-C et qui agace maman:
— Je lis un livre.
Silence derrière la porte. Je sais que dans la maison le mot «livre» suscite immédiatement le respect.
— Alors, on fait sauter la porte? propose gentiment Mathilde.
Suspense.
Puis j'entends papa grommeler:
— S'il est aux W-C pour lire un livre, il faut le laisser.
Une leçon s'inscrit dans ma tête. Quand plus rien ne va, tu t'enfermes dans les W-C et tu lis un livre.
Je m'assieds sur la cuvette et j 'observe. Il y a un tas de journaux sur ma droite et, au-dessus, une étagère spécialement aménagée en bibliothèque par papa. Je m'empare d'un livre. Les pages sont pleines de lettres collées côte à côte et que je ne sais pas décrypter. Je contemple les couvertures d'autres ouvrages. Par chance, il y a aussi un album pour enfants avec beaucoup d'images. Je le connais. Papa me l'a déjà lu avant que je m'endorme. Il raconte l'histoire d'un homme géant chez les nains et nain chez les géants. Je crois que l'homme s'appelle «Gulliver». Je regarde les images et essaie de déchiffrer les lettres pour que ça forme des mots. C'est trop dur. Je m'attarde sur le dessin du bonhomme géant ligoté par la foule des tout-petits.
Un jour, je saurai lire et je m'enfermerai dans les W-C longtemps, longtemps, et je lirai tellement fort que j'oublierai tout ce qui se passe derrière la porte.
43. LES QUATRE SPHÈRES DES DESTINS
Edmond Wells nous entraîne vers une entrée rocheuse des montagnes du Nord-Est. Mon instructeur nous indique un passage et nous glissons dans un labyrinthe de tunnels avant de déboucher dans une immense grotte illuminée par quatre ballons d'environ cinquante mètres de haut en lévitation à deux mètres du sol.
Des anges instructeurs volettent autour d'eux comme des moucherons sur des melons phosphorescents en suspension.
— Ce lieu a pour vocation de n'être fréquenté que par les seuls anges instructeurs, annonce notre mentor. Mais étant donné que vous êtes tellement désireux de voir ce que les autres anges ne voient pas et ne cher chent d'ailleurs pas à voir, je veux bien assouvir un peu votre curiosité.
Nous nous approchons.
Les quatre ballons sont de taille identique mais leurs contenus sont différents.
Le premier recèle l'âme du monde minéral.
Le second celle du monde végétal.
Le troisième l'âme du monde animal.
Le quatrième l'âme du monde humain.
Je vais vers la première sphère. À l'intérieur, un noyau étincelant frémit. Serait-ce l'âme de la Terre, la fameuse Gaia, l'Alma mater dont parlaient les Anciens?
— La Terre possède donc une âme?
— Oui. Tout vit, et tout ce qui vit est doté d'une âme, répond Edmond Wells.
Et, négligemment, il ajoute:
— Et tout ce qui est doté d'une âme a envie d'évoluer.
Fasciné, je m'abandonne à la contemplation des sphères.
— Tout vit, vraiment? Même les pierres?
— Même les montagnes, même les ruisseaux, même les cailloux, mais leur âme est de bas niveau. Pour le mesurer, il suffît d'observer le scintillement de la lumière-noyau et, intuitivement, on en déduit la notation de l'âme.
— Donc, dis-je, intégrant cette cosmogonie, le minerai, étant au stade 1, devrait être noté à 100 points, le végétal à 200, l 'animal à 300 et l'humain à 400…
— Mesure!
Je perçois en effet l'âme de la Terre, mais elle n'est pas à 100 points pile, elle est à beaucoup plus… 163 points! La seconde sphère, celle des forêts, des champs et des fleurs n'est pas non plus à 200 mais à 236 points. Celle du règne animal est à 302. Quant à l'humanité, elle est à 333.
— Quoi, m'étonné-je, l'humanité n'est pas à 400 points?
Edmond Wells confirme:
— Comme je te l'ai déjà dit, là réside tout le sens de notre travail. Contribuer à hisser les humains pour qu'ils deviennent enfin des humains. De véritables 4. Mais comme tu peux t'en rendre compte, les humains ne sont pas à la place qui leur est dévolue. Ils ne sont même pas encore à équidistance entre l'animalité du 3 et la sagesse du 5. Le «chaînon manquant», c'est eux. Ah, ça me fait bien rigoler lorsque Nietzsche parle de «surhommes»! Avant de devenir des surhommes, qu'ils deviennent déjà des hommes!
Je me penche de plus près sur la sphère de l'humanité et regarde un peu mieux les six milliards de bulles avec chacune son noyau lumineux.
Raoul Razorbak se tait, mais je devine que contempler ainsi l'ensemble des âmes humaines l'impressionne grandement.
Edmond Wells se penche vers la sphère.
— Voilà la masse de nos «clients». Ici se joue l'es sentiel de la partie. À mon avis, si l'humanité ne se charge pas de s'autodétruire elle-même, d'ici quelques siècles, les humains deviendront de véritables humains, de vrais 4. Mais il nous faudra encore beaucoup de travail, à nous les anges, pour les hisser jusque-là.
Notre instructeur projette une courbe dans notre esprit. Il est optimiste. Les progrès de l'humanité sont exponentiels. Grâce aux moyens modernes de transport et donc à la multiplication des voyages, à la communication globale, à la diffusion de la culture à l'échelle planétaire, aux médias de plus en plus nombreux et accessibles, les sages (ou les 5) peuvent désormais gagner plus rapidement en influence.
— Observez comment les hommes vivaient autrefois et comme ils vivent maintenant. Jadis, tous craignaient les prédateurs. À présent, ils les enferment dans des zoos. Ils redoutaient la famine, ils étaient contraints de s'échiner à des tâches pénibles. Aujourd'hui, robots et ordinateurs accomplissent à leur place ces mêmes travaux. Du coup, l'homme dispose de plus en plus de temps libre pour penser. Et quand l'homme pense, il se pose des questions.
À l'aube de ce troisième millénaire les chances de faire grimper la conscience de l'humanité n'ont jamais été aussi belles. Jadis, dans la Grèce antique par exemple, n'étaient estimés que les «citoyens», c'est-à-dire les personnes libres ou affranchies. Étaient donc exclus les étrangers et les esclaves. Et puis, peu à peu, tous ces «marginaux» ont eu droit de cité.
44. ENCYCLOPÉDIE
TOLÉRANCE: Chaque fois que les humains élargissent leur concept de «congénères» pour y inclure des catégories nouvelles, c'est qu'ils considèrent que des êtres estimés jusque-là inférieurs sont en fait suffisamment semblables à eux pour être dignes de leur compassion. Dès lors ce ne sont pas seulement ces êtres qui passent ainsi un cap, c'est l'humanité tout entière qui franchit un niveau d'évolution.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.