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— Quel goût a ce fruit? demande-t-il.

— Banane, répondent-ils en chœur.

— Très bien. Je vais vous affirmer maintenant qu'il ne s'agit plus d'une banane mais d'un citron. Un citron, un citron, un citron acide!

Nathalie entreprend d'examiner avec insistance la banane qu'elle tient entre ses mains et Sibélius l'interpelle aussitôt.

— Vous portez de jolies lunettes dorées, mademoiselle. Êtes-vous myope ou presbyte?

— Myope, répond la jeune fille.

— Alors, désolé. Ce tour ne fonctionne pas avec les myopes. Retournez à votre place. Un autre volontaire, s'il vous plaît, et sans lunettes de préférence.

Nathalie retourne vers ses frères:

— Il m'a virée car j'ai détecté la supercherie. Il y a un petit trou dans la peau de la banane. Il a dû y injecter du jus de citron avec une seringue.

Sur la scène, tous les volontaires sont en train d'éplucher leur fruit et d'affirmer à tour de rôle avoir effectivement perçu un goût de citron dans le bas de la banane.

Applaudissements. Nathalie Kim se lève et s'exclame:

— C'est un imposteur! dit-elle, furieuse, et, dominant les clameurs, elle dévoile le stratagème.

Il y a un instant de stupeur dans la salle puis on entend des «remboursez, remboursez». Sous les sifflets et les huées, Sibélius s'empresse de disparaître dans les coulisses. Le rideau retombe tandis que les volontaires regagnent leur place, la mine déconfite.

Nathalie, elle, profite du tohu-bohu pour se faufiler dans la loge où l'artiste, assis devant une coiffeuse, se démaquille déjà en prenant garde à ne pas tacher son costume de scène.

— Quel culot de venir ici! Ah, je ne vous dis pas merci, mademoiselle. Vous m'avez gâché tous mes effets. Sortez immédiatement de ma loge, je vous prie.

Nathalie n'est pas impressionnée.

— Vous discréditez l'hypnose, quel dommage! Sans doute n'avez-vous pas suffisamment confiance en elle mais moi je sais qu'elle fonctionne et que la méthode devrait sortir des spectacles de cirque et des scènes de variétés pour entrer dans les universités et les laboratoires.

— Vous avez raison, dit Sibélius, plus calmement, en continuant à se passer une éponge sur le visage. L'hypnose fonctionne, mais pas à tous les coups. Or moi, je ne peux pas prendre le risque de rater une représentation. Je suis donc contraint de prendre mes «précautions».

— Quelles précautions?

— Puisque vous vous intéressez à l'hypnose, vous savez qu'elle ne marche qu'avec 20 % des gens. Sig-mund Freud s'en était avisé quand il utilisait cette méthode avec ses patients. Pour mes spectacles, je suis donc contraint d'avoir recours à des compères qui entraîneront les vrais volontaires.

Nathalie Kim fronce les sourcils.

— Mais alors, vous vous y connaissez pour de bon en hypnose?

— Bien sûr! s'exclame l'artiste. Je l'ai étudiée très sérieusement. Je me suis même livré à des expériences scientifiques.

Lisant la réprobation sur le joli visage de son interlocutrice, il soupire:

— Il faut bien gagner sa vie. J'ai une famille, moi! Ne jugez pas les gens trop vite. Vous verrez comment vous vous débrouillerez, vous, plus tard, pour nourrir les vôtres.

Pour ne rien perdre de la scène, Raoul et moi avons pratiquement le nez collé sur l'œuf. Enchanté, mon ami me confie qu'il tient là l'occasion ou jamais de résoudre l'énigme de la Coréenne.

— Avec l'aide de ce charlatan?

— Ce n'est pas vraiment un charlatan, me reprend Razorbak. Il est même un bon médium. Je sens que j'ai prise sur lui.

— Vraiment?

— Oui, oui, je suis branché. Comme avec un chat.

En effet, en bas, Sibélius semble en proie à une migraine. Comme il se prend le front, Nathalie a un mouvement pour s'esquiver.

— Ne partez pas, dit Sibélius. Vous ne me dérangez pas, c'est… quelque chose me dit qu'il faut absolument que je vous hypnotise…

Je saisis l'idée de mon vieux complice. C'est vrai que c'est l'occasion ou jamais d'en apprendre davantage sur Nathalie.

— Vous connaissez l'hypnose? lui demande Sibé-lius.

— Oui, avec mes frères, sans nous vanter, nous avons appris l'hypnose en amateurs, grâce à un livre, et nous avons obtenu d'assez bons résultats.

L'homme l'interrompt:

— Avez-vous déjà opéré une régression?

— Non, qu'est-ce que c'est?

— C'est retourner visiter ses vies antérieures, explique Sibélius.

Nathalie Kim paraît intriguée. Elle a à la fois peur et envie de répondre à l'invite de l'hypnotiseur.

— Est-ce dangereux? demande-t-elle pour gagner du temps.

— Ni plus ni moins que l'hypnose, dit l'artiste en se recoiffant.

— Qu'allez-vous me faire revivre?

— Votre naissance et peut-être votre vie précédente.

Raoul incite la jeune surdouée à accepter. Elle consent comme malgré elle. Sibélius pousse alors le verrou de la loge, débranche le téléphone et ordonne à la jeune fille de fermer les yeux et de se détendre.

L'expérience commence.

Il lui fait visualiser un escalier et lui ordonne d'en descendre dix marches en direction de son inconscient. Comme pour une plongée sous-marine, il procède par paliers. Descente de dix marches: état de relaxation légère. Encore dix marches: relaxation profonde. Dix autres marches: hypnose légère. À quarante marches elle est en hypnose profonde.

— Visualisez votre journée d'hier et racontez-la-moi.

Les paupières closes sur ses yeux de jais, Nathalie évoque une journée banale passée avec ses frères à l'ambassade à étudier dans des livres le bouddhisme tibétain et le chamanisme.

— Visualisez maintenant votre journée il y a une semaine de cela.

Elle enchaîne sur une autre matinée et une autre après-midi sans histoire.

— Racontez-moi maintenant ce qu'il s'est passé il y a exactement un mois.

Elle hésite, mais finit par retrouver le fil. De même pour un an, cinq ans, dix ans. Nathalie cherche, bute un peu et raconte. Sibélius décide alors de lui faire revivre sa naissance.

D'une voix à la fois étonnée et émue, la Coréenne annonce se revoir sortir du ventre de sa mère.

— Très bien. Visualisez votre visage de fœtus et venez y superposer le visage ancien, celui de la personne que vous étiez avant cette existence-ci. Fixez ce visage, revivez ses derniers instants.

Nathalie Kim est secouée de frissons. Sa température s'élève et des tics agitent ses joues. Raoul indique précisément à Sibélius quoi demander. Il le contrôle parfaitement.

J'interroge mon ami:

— On a le droit de faire ça?

— Je ne sais pas. On verra bien. Le corps mince de sa cliente tressaille sous les spasmes. La jeune fille se débat.

— Arrête, Raoul. Tu vois bien qu'elle souffre. Dis à ce Sibélius de cesser cette séance.

— Impossible, une fois qu'on a commencé, il faut aller jusqu'au bout.

Nathalie ouvre grands les yeux, mais son regard ne perçoit plus la pièce. Il est tourné vers le passé.

— Que voyez-vous?

Nathalie paraît en proie à une crise de panique. Elle

respire difficilement, suffoquant presque. Des traînées de sueur marquent le caraco pervenche.

— Arrête, Raoul. Arrête.

— Si près du but? Pas question. Sinon il faudrait tout recommencer.

— Que voyez-vous? Que voyez-vous? martèle l'hypnotiseur.

Nathalie s'agite encore avant de se figer, comme terrifiée par un spectacle terrible. Elle reprend la parole avec une voix différente de celle que nous lui connaissions jusqu'ici:

— Je meurs. Je me noie. J'étouffe. Au secours!

— Tout ira bien, je suis là, l'apaise Sibélius. Remontez davantage dans votre vie précédente et vous sortirez de l'eau.

Elle se rassérène en effet et, posément, raconte comment elle s'est noyée. Elle se baignait, à Bali, quand une vague l'a emportée au loin. Elle n'a pas pu regagner le rivage. Elle a senti l'eau emplir ses poumons. Voilà pourquoi elle éprouvait cette insensée phobie de l'eau et ses crises d'asthme.

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