Au nom du comte de Guiche, une rougeur se répandit sur les joues de la jeune princesse; la reine la regarda avec une certaine sévérité.
– Mais vous m’aviez dit que la lettre était du maréchal de Grammont, Henriette! dit la reine.
– Je le croyais, Madame… balbutia la jeune fille.
– C’est ma faute, Madame, dit Raoul, je me suis annoncé effectivement comme venant de la part du maréchal de Grammont; mais blessé au bras droit, il n’a pu écrire, et c’est le comte de Guiche qui lui a servi de secrétaire.
– On s’est donc battu? dit la reine faisant signe à Raoul de se relever.
– Oui, Madame, dit le jeune homme remettant la lettre à de Winter, qui s’était avancé pour la recevoir et qui la transmit à la reine.
À cette nouvelle d’une bataille livrée, la jeune princesse ouvrit la bouche pour faire une question qui l’intéressait sans doute; mais sa bouche se referma sans avoir prononcé une parole, tandis que les roses de ses joues disparaissaient graduellement.
La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son cœur maternel les traduisit; car s’adressant de nouveau à Raoul:
– Et il n’est rien arrivé de mal au jeune comte de Guiche? demanda-t-elle; car non seulement il est de nos serviteurs, comme il vous l’a dit, monsieur, mais encore de nos amis.
– Non, Madame, répondit Raoul; mais au contraire, il a gagné dans cette journée une grande gloire, et il a eu l’honneur d’être embrassé par M. le Prince sur le champ de bataille.
La jeune princesse frappa ses mains l’une contre l’autre, mais toute honteuse de s’être laissé entraîner à une pareille démonstration de joie, elle se tourna à demi et se pencha vers un vase plein de roses comme pour en respirer l’odeur.
– Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine.
– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il écrivait au nom de son père.
– Oui, monsieur.
La reine décacheta la lettre et lut:
«Madame et reine,
«Ne pouvant avoir l’honneur de vous écrire moi-même pour cause d’une blessure que j’ai reçue dans la main droite, je vous fais écrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez être votre serviteur à l’égal de son père, pour vous dire que nous venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à la reine sur les affaires de l’Europe. Que Votre Majesté, si elle veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour insister en faveur de son auguste époux auprès du gouvernement du roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre, est l’ami de mon fils, auquel il a, selon toute probabilité, sauvé la vie; c’est un gentilhomme auquel Votre Majesté peut entièrement se confier, dans le cas où elle aurait quelque ordre verbal ou écrit à me faire parvenir.
«J’ai l’honneur d’être avec respect…
«Maréchal DE GRAMMONT.»
Au moment où il avait été question du service qu’il avait rendu au comte, Raoul n’avait pu s’empêcher de tourner la tête vers la jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une expression de reconnaissance infinie pour Raoul; il n’y avait plus de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami.
– La bataille de Lens est gagnée! dit la reine. Ils sont heureux ici, ils gagnent des batailles! Oui, le maréchal de Grammont a raison, cela va changer la face de leurs affaires; mais j’ai bien peur qu’elle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois elle ne leur nuit pas. Cette nouvelle est récente, monsieur, continua la reine, je vous sais gré d’avoir mis cette diligence à me l’apporter; sans vous, sans cette lettre, je ne l’eusse apprise que demain, après-demain peut-être, la dernière de tout Paris.
– Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais où cette nouvelle soit arrivée; personne encore ne la connaît; et j’avais juré à M. le comte de Guiche de remettre cette lettre à Votre Majesté avant même d’avoir embrassé mon tuteur.
– Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous? demanda lord de Winter. J’ai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours?
– Non, monsieur, il est mort, et c’est de lui que mon tuteur, dont il était parent assez proche, je crois, a hérité cette terre dont il porte le nom.
– Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à ce beau jeune homme, comment se nomme-t-il?
– M. le comte de La Fère, Madame, répondit le jeune homme en s’inclinant.
De Winter fit un mouvement de surprise, la reine le regarda en éclatant de joie.
– Le comte de La Fère! s’écria-t-elle; n’est-ce point ce nom que vous m’avez dit?
Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce qu’il avait entendu.
– M. le comte de La Fère! s’écria-t-il à son tour. Oh! monsieur, répondez-moi, je vous en supplie: le comte de La Fère n’est-il point un seigneur que j’ai connu beau et brave, qui fut mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante-sept à quarante-huit ans?
– Oui, monsieur, c’est cela en tous points.
– Et qui servait sous un nom d’emprunt?
– Sous le nom d’Athos. Dernièrement encore j’ai, entendu son ami, M. d’Artagnan, lui donner ce nom.
– C’est cela, Madame, c’est cela. Dieu soit loué! Et il est à Paris? continua le comte en s’adressant à Raoul.
Puis revenant à la reine:
– Espérez encore, espérez, lui dit-il, la Providence se déclare pour nous, puisqu’elle fait que je retrouve ce brave gentilhomme d’une façon si miraculeuse. Et où loge-t-il, monsieur, je vous prie?
– M. le comte de La Fère loge rue Guénégaud, hôtel du Grand-Roi-Charlemagne.
– Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin qu’il reste chez lui, je vais aller l’embrasser tout à l’heure.
– Monsieur, j’obéis avec grand plaisir, si Sa Majesté veut me donner mon congé.
– Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez, et soyez assuré de notre affection.
Raoul s’inclina respectueusement devant les deux princesses, salua de Winter et partit.
De Winter et la reine continuèrent à s’entretenir quelque temps à voix basse pour que la jeune princesse ne les entendît pas; mais cette précaution était inutile, celle-ci s’entretenait avec ses pensées.
Puis comme de Winter allait prendre congé:
– Écoutez, milord, dit la reine, j’avais conservé cette croix de diamants, qui vient de ma mère, et cette plaque de saint Michel, qui vient de mon époux; ils valent à peu près cinquante mille livres. J’avais juré de mourir de faim près de ces gages précieux plutôt que de m’en défaire; mais aujourd’hui que ces deux bijoux peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il faut sacrifier tout à cette espérance. Prenez-les; et s’il est besoin d’argent pour votre expédition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je vous tiens comme m’ayant rendu le plus grand service qu’un gentilhomme puisse rendre à une reine, et qu’au jour de ma prospérité celui qui me rapportera cette plaque et cette croix sera béni par moi et mes enfants.
– Madame, dit le Winter, Votre Majesté sera servie par un homme dévoué. Je cours déposer en lieu sûr ces deux objets, que je n’accepterais pas s’il nous restait les ressources de notre ancienne fortune; mais nos biens sont confisqués, notre argent comptant est tari, et nous sommes arrivés aussi à faire ressources de tout ce que nous possédons. Dans une heure je me rends chez le comte de La Fère, et demain Votre Majesté aura une réponse définitive.
La reine tendit la main à lord de Winter, qui la baisa respectueusement; et se tournant vers sa fille:
– Milord, dit-elle, vous étiez chargé de remettre à cette enfant quelque chose de la part de son père.
De Winter demeura étonné; il ne savait pas ce que la reine voulait dire.
La jeune Henriette s’avança alors souriant et rougissant, et tendit son front au gentilhomme.