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– Vous êtes bien jeune, monsieur Mordaunt, pour ce rude métier d’ambassadeur où échouent parfois les plus vieux diplomates.

– Monseigneur, j’ai vingt-trois ans; mais Votre Éminence se trompe en me disant que je suis jeune. J’ai plus d’âge qu’elle, quoique je n’aie point sa sagesse.

– Comment cela, monsieur? dit Mazarin, je ne vous comprends pas.

– Je dis, Monseigneur, que les années de souffrance comptent double, et que depuis vingt ans je souffre.

– Ah! oui, je comprends, dit Mazarin, défaut de fortune; vous êtes pauvre, n’est-ce pas?

Puis il ajouta en lui-même:

– Ces révolutionnaires anglais sont tous des gueux et des manants.

– Monseigneur, je devais avoir un jour une fortune de six millions; mais on me l’a prise.

– Vous n’êtes donc pas un homme du peuple? dit Mazarin étonné.

– Si je portais mon titre je serais lord; si je portais mon nom, vous eussiez entendu un des noms les plus illustres de l’Angleterre.

– Comment vous appelez-vous donc? demanda Mazarin.

– Je m’appelle M. Mordaunt, dit le jeune homme en s’inclinant.

Mazarin comprit que l’envoyé de Cromwell désirait garder son incognito.

Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il le regarda avec une attention plus grande encore qu’il n’avait fait la première fois.

Le jeune homme était impassible.

– Au diable ces puritains! dit tout bas Mazarin, ils sont taillés dans le marbre.

Et tout haut:

– Mais il vous reste des parents? dit-il.

– Il m’en reste un, oui, Monseigneur.

– Alors il vous aide?

– Je me suis présenté trois fois pour implorer son appui, et trois fois il m’a fait chasser par ses valets.

– Oh! mon Dieu! mon cher monsieur Mordaunt, dit Mazarin, espérant faire tomber le jeune homme dans quelque piège par sa fausse pitié, mon Dieu! que votre récit m’intéresse donc! Vous ne connaissez donc pas votre naissance?

– Je ne la connais que depuis peu de temps.

– Et jusqu’au moment où vous l’avez connue?…

– Je me considérais comme un enfant abandonné.

– Alors vous n’avez jamais vu votre mère?

– Si fait, Monseigneur; quand j’étais enfant, elle vint trois fois chez ma nourrice; je me rappelle la dernière fois qu’elle vint comme si c’était aujourd’hui.

– Vous avez bonne mémoire, dit Mazarin.

– Oh, oui, Monseigneur, dit le jeune homme, avec un si singulier accent, que le cardinal sentit un frisson lui courir par les veines.

– Et qui vous élevait? demanda Mazarin.

– Une nourrice française, qui me renvoya quand j’eus cinq ans, parce que personne ne la payait plus, en me nommant ce parent dont souvent ma mère lui avait parlé.

– Que devîntes-vous?

– Comme je pleurais et mendiais sur les grands chemins, un ministre de Kingston me recueillit, m’instruisit dans la religion calviniste, me donna toute la science qu’il avait lui-même, et m’aida dans les recherches que je fis de ma famille.

– Et ces recherches?

– Furent infructueuses; le hasard fit tout.

– Vous découvrîtes ce qu’était devenue votre mère?

– J’appris qu’elle avait été assassinée par ce parent aidé de quatre de ses amis, mais je savais déjà que j’avais été dégradé de la noblesse et dépouillé de tous mes biens par le roi Charles Ier.

– Ah! je comprends maintenant pourquoi vous servez M. Cromwell. Vous haïssez le roi.

– Oui, Monseigneur, je le hais! dit le jeune homme.

Mazarin vit avec étonnement l’expression diabolique avec laquelle le jeune homme prononça ces paroles: comme les visages ordinaires se colorent de sang, son visage, à lui, se colora de fiel et devint livide.

– Votre histoire est terrible, monsieur Mordaunt, et me touche vivement; mais, par bonheur pour vous, vous servez un maître tout-puissant. Il doit vous aider dans vos recherches. Nous avons tant de renseignements, nous autres.

– Monseigneur, à un bon chien de race il ne faut montrer que le bout d’une piste pour qu’il arrive sûrement à l’autre bout.

– Mais ce parent dont vous m’avez entretenu, voulez-vous que je lui parle? dit Mazarin qui tenait à se faire un ami près de Cromwell.

– Merci, Monseigneur, je lui parlerai moi-même.

– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il vous maltraitait?

– Il me traitera mieux la première fois que je le verrai.

– Vous avez donc un moyen de l’attendrir?

– J’ai un moyen de me faire craindre.

Mazarin regardait le jeune homme, mais à l’éclair qui jaillit de ses yeux il baissa la tête, et embarrassé de continuer une semblable conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell.

Peu à peu les yeux du jeune homme redevinrent ternes et vitreux comme d’habitude, et il tomba dans une rêverie profonde. Après avoir lu les premières lignes, Mazarin se hasarda à regarder en dessous si Mordaunt n’épiait pas sa physionomie; et remarquant son indifférence:

– Faites donc faire vos affaires, dit-il en haussant imperceptiblement les épaules, par des gens qui font en même temps les leurs! Voyons ce que veut cette lettre.

Nous la reproduisons textuellement:

«À Son Éminence

«Monseigneur le cardinal Mazarini.

«J’ai voulu, Monseigneur, connaître vos intentions au sujet des affaires présentes de l’Angleterre. Les deux royaumes sont trop voisins pour que la France ne s’occupe pas de notre situation, comme nous nous occupons de celle de la France. Les Anglais sont presque tous unanimes pour combattre la tyrannie du roi Charles et de ses partisans. Placé à la tête de ce mouvement par la confiance publique, j’en apprécie mieux que personne la nature et les conséquences. Aujourd’hui je fais la guerre et je vais livrer au roi Charles une bataille décisive. Je la gagnerai, car l’espoir de la nation et l’esprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille gagnée, le roi n’a plus de ressources en Angleterre ni en Écosse; et s’il n’est pas pris ou tué, il va essayer de passer en France pour recruter des soldats et se refaire des armes et de l’argent. Déjà la France a reçu la reine Henriette, et, involontairement sans doute, a entretenu un foyer de guerre civile inextinguible dans mon pays; mais Madame Henriette est fille de France et l’hospitalité de la France lui était due. Quant au roi Charles, la question change de face: en le recevant et en le secourant, la France improuverait les actes du peuple anglais et nuirait si essentiellement à l’Angleterre et surtout à la marche du gouvernement qu’elle compte se donner, qu’un pareil état équivaudrait à des hostilités flagrantes…»

À ce moment, Mazarin, fort inquiet de la tournure que prenait la lettre, cessa de lire de nouveau et regarda le jeune homme en dessous.

Il rêvait toujours.

Mazarin continua:

«Il est donc urgent, Monseigneur, que je sache à quoi m’en tenir sur les vues de la France: les intérêts de ce royaume et ceux de l’Angleterre, quoique dirigés en sens inverse, se rapprochent cependant plus qu’on ne saurait le croire. L’Angleterre a besoin de tranquillité intérieure pour consommer l’expulsion de son roi, la France a besoin de cette tranquillité pour consolider le trône de son jeune monarque; vous avez autant que nous besoin de cette paix intérieure, à laquelle nous touchons, nous, grâce à l’énergie de notre gouvernement.

«Vos querelles avec le parlement, vos dissensions bruyantes avec les princes qui aujourd’hui combattent pour vous et demain combattront contre vous, la ténacité populaire dirigée par le coadjuteur, le président Blancmesnil et le conseiller Broussel; tout ce désordre enfin qui parcourt les différents degrés de l’État doit vous faire envisager avec inquiétude l’éventualité d’une guerre étrangère: car alors l’Angleterre, surexcitée par l’enthousiasme des idées nouvelles, s’allierait avec l’Espagne qui déjà convoite cette alliance. J’ai donc pensé, Monseigneur, connaissant votre prudence et la position toute personnelle que les événements vous font aujourd’hui, j’ai pensé que vous aimeriez mieux concentrer vos forces dans l’intérieur du royaume de France et abandonner aux siennes le gouvernement nouveau de l’Angleterre. Cette neutralité consiste seulement à éloigner le roi Charles du territoire de France, et à ne secourir ni par armes, ni par argent, ni par troupes, ce roi entièrement étranger à votre pays.

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