– C’est bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette ignorance; cet homme a été pris pillant et assassinant; il aurait pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le et passez-le par les armes.
Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui l’avaient emmené le prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte, tandis que le prince, se retournant vers le maréchal de Grammont, paraissait déjà avoir oublié l’ordre qu’il avait donné.
Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier s’arrêta; les soldats, qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer à continuer son chemin.
– Un instant, dit le prisonnier en français: je suis prêt à parler, Monseigneur.
– Ah! ah! dit le prince en riant, je savais bien que nous finirions par là. J’ai un merveilleux secret pour défier les langues; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps où vous commanderez à votre tour.
– Mais à la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse me jurera la vie sauve.
– Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.
– Alors, interrogez, Monseigneur.
– Où l’armée a-t-elle passé la Lys?
– Entre Saint-Venant et Aire.
– Par qui est-elle commandée?
– Par le comte de Fuensaldagna, par le général Beck et par l’archiduc en personne.
– De combien d’hommes se compose-t-elle?
– De dix-huit mille hommes et de trente-six pièces de canon.
– Et elle marche?
– Sur Lens.
– Voyez-vous, messieurs! dit le prince en se retournant d’un air de triomphe vers le maréchal de Grammont et les autres officiers.
– Oui, Monseigneur, dit le maréchal, vous avez deviné tout ce qu’il était possible au génie humain de deviner.
– Rappelez Le Plessis-Bellièvre, Villequier et d’Erlac dit le prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deçà de la Lys, qu’elles se tiennent prêtes à marcher cette nuit: demain, selon toute probabilité, nous attaquons l’ennemi.
– Mais, Monseigneur, dit le maréchal de Grammont, songez qu’en réunissant tout ce que nous avons d’hommes disponibles, nous atteindrons à peine le chiffre de 13.000 hommes.
– Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet admirable regard qui n’appartenait qu’à lui, c’est avec les petites armées qu’on gagne les grandes batailles.
Puis se retournant vers le prisonnier:
– Que l’on emmène cet homme, et qu’on le garde soigneusement à vue. Sa vie repose sur les renseignements qu’il nous a donnés: s’ils sont faux, qu’on le fusille.
On emmena le prisonnier.
– Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous n’avez vu votre père, restez près de lui. Monsieur, continua-t-il en s’adressant à Raoul, si vous n’êtes pas trop fatigué, suivez-moi.
– Au bout du monde! Monseigneur, s’écria Raoul, éprouvant pour ce jeune général, qui lui paraissait si digne de sa renommée, un enthousiasme inconnu.
Le prince sourit; il méprisait les flatteurs, mais estimait fort les enthousiastes.
– Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au conseil, nous venons de l’éprouver; demain nous verrons comment vous êtes à l’action.
– Et moi, Monseigneur, dit le maréchal, que ferai-je?
– Restez pour recevoir les troupes; ou je reviendrai les chercher moi-même, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les ameniez. Vingt gardes des mieux montés c’est tout ce dont j’ai besoin pour mon escorte.
– C’est bien peu, dit le maréchal.
– C’est assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur de Bragelonne?
– Le mien a été tué ce matin, Monseigneur, et je monte provisoirement celui de mon laquais.
– Demandez et choisissez vous-même dans mes écuries celui qui vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-être, et demain certainement.
Raoul ne se le fit pas dire deux fois; il savait qu’avec les supérieurs, et surtout quand ces supérieurs sont princes, la politesse suprême est d’obéir sans retard et sans raisonnements; il descendit aux écuries, choisit un cheval andalou de couleur isabelle, le sella, le brida lui-même, - car Athos lui avait recommandé, au moment du danger, de ne confier ces soins importants à personne, - et il vint rejoindre le prince qui, en ce moment, montait à cheval.
– Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul, voulez-vous me remettre la lettre dont vous êtes porteur?
Raoul tendit la lettre au prince.
– Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-ci.
Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle comme il avait l’habitude de le faire quand il voulait avoir les mains libres, décacheta la lettre de Mme de Longueville et partit au galop sur la route de Lens, accompagné de Raoul, et suivi de sa petite escorte; tandis que les messagers qui devaient rappeler les troupes partaient de leur côté à franc étrier dans des directions opposées.
Le prince lisait tout en courant.
– Monsieur, dit-il après un instant, on me dit le plus grand bien de vous; je n’ai qu’une chose à vous apprendre, c’est que, d’après le peu que j’ai vu et entendu, j’en pense encore plus qu’on ne m’en dit.
Raoul s’inclina.
Cependant, à chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens, les coups de canon retentissaient plus rapprochés. Le regard du prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de celui d’un oiseau de proie. On eût dit qu’il avait la puissance de percer les rideaux d’arbres qui s’étendaient devant lui et qui bornaient l’horizon.
De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme s’il avait eu hâte de respirer l’odeur de la poudre, et il soufflait comme son cheval.
Enfin on entendit le canon de si près qu’il était évident qu’on n’était plus guère qu’à une lieue du champ de bataille. En effet, au détour du chemin, on aperçut le petit village d’Annay.
Les paysans étaient en grande confusion; le bruit des cruautés des Espagnols s’était répandu et effrayait chacun; les femmes avaient déjà fui, se retirant vers Vitry; quelques hommes restaient seuls.
À la vue du prince, ils accoururent; un d’eux le reconnut.
– Ah! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux d’Espagnols et tous ces pillards de Lorrains?
– Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide.
– Volontiers, Monseigneur; où Votre Altesse veut-elle que je la conduise?
– Dans quelque endroit élevé, d’où je puisse découvrir Lens et ses environs.
– J’ai votre affaire, en ce cas.
– Je puis me fier à toi, tu es bon Français?
– Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur.
– Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voilà pour Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou préfères-tu aller à pied?
– À pied, Monseigneur, à pied, j’ai toujours servi dans l’infanterie. D’ailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par des chemins où il faudra bien qu’elle mette pied à terre.
– Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps.
Le paysan partit, courant devant le cheval du prince; puis, à cent pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond d’un joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un couvert d’arbres, les coups de canon retentissant si près qu’on eût dit à chaque détonation qu’on allait entendre siffler le boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour s’escarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied à terre, ordonna à un de ses aides de camp et à Raoul d’en faire autant, aux autres d’attendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive, et il commença de gravir le sentier.
Au bout de dix minutes, on était arrivé aux ruines d’un vieux château; ces ruines couronnaient le sommet d’une colline du haut de laquelle on dominait tous les environs. À un quart de lieue à peine, on découvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute l’armée ennemie.