– C’est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans doute que ce nom de bourreau n’éloignât de lui les derniers secours qu’il réclamait, c’est-à-dire que je l’ai été, mais je ne le suis plus; il y a quinze ans que j’ai cédé ma charge. Je figure encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non!
– Vous avez donc horreur de votre état?
Le bourreau poussa un profond soupir.
– Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi et de la justice, dit-il, mon état m’a laissé dormir tranquille, abrité que j’étais sous la justice et sous la loi; mais depuis cette nuit terrible où j’ai servi d’instrument à une vengeance particulière et où j’ai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu, depuis ce jour…
Le bourreau s’arrêta en secouant la tête d’un air désespéré.
– Parlez, dit le moine, qui s’était assis au pied du lit du blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui s’annonçait d’une façon si étrange.
– Ah! s’écria le moribond avec tout l’élan d’une douleur longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah! j’ai pourtant essayé d’étouffer ce remords par vingt ans de bonnes œuvres; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang; à toutes les occasions j’ai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée. Ce n’est pas tout: le bien acquis dans l’exercice de ma profession, je l’ai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir. Tous m’ont pardonné, quelques-uns même m’ont aimé; mais je crois que Dieu ne m’a pas pardonné, lui, car le souvenir de cette exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre de cette femme.
– Une femme! C’est donc une femme que vous avez assassinée? s’écria le moine.
– Et vous aussi! s’écria le bourreau, vous vous servez donc de ce mot qui retentit à mon oreille: assassinée! Je l’ai donc assassinée et non pas exécutée! je suis donc un assassin et non pas un justicier!
Et il ferma les yeux en poussant un gémissement.
Le moine craignit sans doute qu’il ne mourût sans en dire davantage, car il reprit vivement:
– Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons.
– Oh! mon père! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme s’il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, c’est surtout lorsqu’il fait nuit et que je traverse quelque rivière, que cette terreur que je n’ai pu vaincre redouble: il me semble alors que ma main s’alourdit, comme si mon coutelas y pesait encore; que l’eau devient couleur de sang, et que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie: «Laissez passer la justice de Dieu!»
– Délire! murmura le moine en secouant la tête à son tour.
Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner du côté du jeune homme et lui saisit le bras.
– Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous? Oh! non pas, car c’était le soir, car j’ai jeté son corps dans la rivière, car les paroles que mes remords me répètent, ces paroles, c’est moi qui dans mon orgueil les ai prononcées: après avoir été l’instrument de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice de Dieu.
– Mais, voyons, comment cela s’est-il fait? parlez, dit le moine.
– C’était un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres seigneurs m’attendaient. Ils m’emmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si l’office qu’on réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger une parole; enfin, à travers les fenêtres d’une petite chaumière, ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent: «Voici celle qu’il faut exécuter.»
– Horreur! dit le moine. Et vous avez obéi?
– Mon père, cette femme était un monstre: elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté d’assassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes; elle venait d’empoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter l’Angleterre elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.
– Buckingham? s’écria le moine.
– Oui, Buckingham, c’est cela.
– Elle était donc Anglaise, cette femme?
– Non, elle était Française, mais elle s’était mariée en Angleterre.
Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le bourreau crut qu’il l’abandonnait et retomba en gémissant sur son lit.
– Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui; continuez: quels étaient ces hommes?
– L’un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.
– Leurs noms? demanda le moine.
– Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs appelaient l’Anglais milord.
– Et cette femme était-elle belle?
– Jeune et belle! Oh! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsque, à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je n’ai jamais compris depuis, comment j’avais abattu cette tête si belle et si pâle.
Le moine semblait agité d’une émotion étrange. Tous ses membres tremblaient; on voyait qu’il voulait faire une question, mais il n’osait pas.
Enfin, après un violent effort sur lui-même:
– Le nom de cette femme? dit-il.
– Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle s’était mariée deux fois, à ce qu’il paraît: une fois en France, et l’autre en Angleterre.
– Et elle était jeune, dites-vous?
– Vingt-cinq ans.
– Belle?
– À ravir.
– Blonde?
– Oui.
– De grands cheveux, n’est-ce pas? qui tombaient jusque sur ses épaules.
– Oui.
– Des yeux d’une expression admirable?
– Quand elle voulait. Oh! oui, c’est bien cela.
– Une voix d’une douceur étrange?
– Comment le savez-vous?
Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.
– Et vous l’avez tuée! dit le moine; vous avez servi d’instrument à ces lâches, qui n’osaient la tuer eux-mêmes! vous n’avez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse! vous avez tué cette femme?
– Hélas! reprit le bourreau, je vous l’ai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle m’avait fait à moi-même…
– À vous? et qu’avait-elle pu vous faire à vous? Voyons.
– Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre; elle s’était sauvée avec lui de son couvent.
– Avec ton frère?
– Oui. Mon frère avait été son premier amant: elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh! mon père! mon père! ne me regardez donc pas ainsi. Oh! je suis donc coupable? Oh! vous ne me pardonnerez donc pas?
Le moine composa son visage.
– Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout!
– Oh! s’écria le bourreau, tout! tout! tout!
– Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère… vous dites qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas?
– Oui.
– Si elle a causé sa mort… vous avez dit qu’elle avait causé sa mort?
– Oui, répéta le bourreau.
– Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille?
– Ô mon Dieu! dit le bourreau, mon Dieu! il me semble que je vais mourir. L’absolution, mon père! l’absolution!
– Dis son nom! s’écria le moine, et je te la donnerai.
– Elle s’appelait… mon Dieu, ayez pitié de moi! murmura le bourreau.
Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à un homme qui va mourir.
– Son nom! répéta le moine se courbant sur lui comme pour lui arracher ce nom s’il ne voulait pas le lui dire; son nom!… parle, ou pas d’absolution!