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Le cœur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire les chevaux à une petite auberge qu’il apercevait sur la route à une demi-portée de mousquet à peu près en avant de l’endroit où l’on était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, s’arrêta sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels murmuraient des multitudes d’abeilles, et dit à Olivain de lui faire apporter par l’hôte du papier à lettres et de l’encre sur une table qui paraissait là toute disposée pour écrire.

Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul s’asseyait le coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets d’arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.

Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait cinq qu’il était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête, s’approchait de lui, tenant papier, encore et plume.

– Ah! ah! dit l’apparition, on voit que tous les gentilshommes ont des idées pareilles, car il n’y a qu’un quart d’heure qu’un jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous, et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet d’arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux monsieur qui avait l’air d’être son gouverneur, d’un pâté dont ils n’ont pas laissé un morceau, et d’une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils n’ont pas laissé une goutte; mais heureusement nous avons encore du même vin et des pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres…

– Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je n’ai besoin pour le moment que des choses que j’ai fait demander; seulement je serais bien heureux que l’encre fût noire et que la plume fût bonne; à ces conditions je paierai la plume au prix de la bouteille, et l’encre au prix du pâté.

– Eh bien! monsieur, dit l’hôte, je vais donner le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la plume et l’encre par-dessus le marché.

– Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son apprentissage avec cette classe toute particulière de la société qui, lorsqu’il y avait des voleurs sur les grandes routes, était associée avec eux, et qui, depuis qu’il n’y en a plus, les a avantageusement remplacés.

L’hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier, encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se mit à écrire.

L’hôte était resté devant lui et considérait avec une espèce d’admiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une reine.

– Ce n’est pas un convive comme celui de tout à l’heure, dit l’hôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s’il n’avait besoin de rien, et votre jeune maître n’a pas d’appétit.

– Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l’appétit, mais que voulez-vous! il l’a perdu depuis avant-hier.

Et Olivain et l’hôte s’acheminèrent vers l’auberge. Olivain, selon la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au tavernier tout ce qu’il crut pouvoir dire sur le compte du jeune gentilhomme.

Cependant Raoul écrivait:

Monsieur,

«Après quatre heures de marche, je m’arrête pour vous écrire, car vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. J’ai été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre séparation, que je ne vous ai que bien faiblement exprimé tout ce que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous. Vous m’excuserez, monsieur, car votre cœur est si généreux, que vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez-moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie de mon existence; et puis, si j’ose vous le dire, je suis inquiet, il m’a semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque expédition périlleuse, sur laquelle je n’ai point osé vous interroger, car vous ne m’en avez rien dit. J’ai donc, vous le voyez, grand besoin d’avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne vous ai plus là, près de moi, j’ai peur à tout moment de manquer. Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd’hui, je le jure, je me trouve bien seul.

«Aurez-vous l’obligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite amie Mlle de La Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de notre départ, pouvait donner quelque inquiétude? Vous comprenez, monsieur et cher protecteur, combien les souvenirs du temps que j’ai passé près de vous me sont précieux et indispensables. J’espère que parfois vous penserez aussi à moi, et si je vous manque à de certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon absence, je serais comblé de joie en songeant que vous avez senti mon affection et mon dévouement pour vous, et que j’ai su vous les faire comprendre pendant que j’avais le bonheur de vivre auprès de vous.»

Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus calme; il regarda bien si Olivain et l’hôte ne le guettaient pas, et il déposa un baiser sur ce papier, muette et touchante caresse que le cœur d’Athos était capable de deviner en ouvrant la lettre.

Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mangé son pâté; les chevaux aussi s’étaient rafraîchis. Raoul fit signe à l’hôte de venir, jeta un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis, jeta la lettre à la poste.

Le repos qu’avaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de continuer leur route sans s’arrêter. À Verberie, Raoul ordonna à Olivain de s’informer de ce jeune gentilhomme qui les précédait; on l’avait vu passer il n’y avait pas trois quarts d’heure, mais il était bien monté, comme l’avait déjà dit le tavernier, et allait bon train.

– Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul à Olivain, il va comme nous à l’armée, et ce nous sera une compagnie agréable.

Il était quatre heures de l’après-midi lorsque Raoul arriva à Compiègne; il y dîna de bon appétit et s’informa de nouveau du jeune gentilhomme qui le précédait: il s’était arrêté comme Raoul à l’Hôtelde la Cloche et de la Bouteille , qui était le meilleur de Compiègne, et avait continué sa route en disant qu’il voulait aller coucher à Noyon.

– Allons coucher à Noyon, dit Raoul.

– Monsieur, répondit respectueusement Olivain, permettez-moi de vous faire observer que nous avons déjà fort fatigué les chevaux ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une première étape.

– M. le comte de La Fère désire que je me hâte, répondit Raoul, et que j’aie rejoint M. le Prince dans la matinée du quatrième jour: poussons donc jusqu’à Noyon, ce sera une étape pareille à celles que nous avons faites en allant de Blois à Paris. Nous arriverons à huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se reposer, et demain, à cinq heures du matin, nous nous remettrons en route.

Olivain n’osa s’opposer à cette détermination; mais il suivit en murmurant.

– Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le premier jour; demain, en place d’une journée de vingt lieues, vous en ferez une de dix, après-demain, une de cinq, et dans trois jours vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons.

On voit qu’Olivain n’avait pas été élevé à l’école des Planchet et des Grimaud.

Raoul se sentait las en effet; mais il désirait essayer ses forces, et nourri des principes d’Athos, sûr de l’avoir entendu mille fois parler d’étapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas rester au-dessous de son modèle. D’Artagnan, cet homme de fer qui semblait tout bâti de nerfs et de muscles, l’avait frappé d’admiration.

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