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– Mon cher, j’ai tout cela, c’est vrai, mais je suis seul au milieu de tout cela.

– Ah! je comprends: vous êtes entouré de croquants que vous ne pouvez pas voir sans déroger.

Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme verre de son petit vin du versant.

– Non pas, dit-il, au contraire; imaginez-vous que ce sont des hobereaux qui ont tous un titre quelconque et prétendent remonter à Pharamond, à Charlemagne, ou tout au moins à Hugues Capet. Dans le commencement, j’étais le dernier venu, par conséquent j’ai dû faire les avances, je les ai faites; mais vous le savez, mon cher, madame du Vallon…

Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive.

– Madame du Vallon, reprit-il, était de noblesse douteuse, elle avait, en premières noces (je crois, d’Artagnan, ne vous apprendre rien de nouveau), épousé un procureur. Ils trouvèrent cela nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous comprenez, c’était un mot à faire tuer trente mille hommes. J’en ai tué deux; cela a fait taire les autres, mais ne m’a pas rendu leur ami. De sorte que je n’ai plus de société, que je vis seul, que je m’ennuie, que je me ronge.

D’Artagnan sourit; il voyait le défaut de la cuirasse, et il apprêtait le coup.

– Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même, et votre femme ne peut vous défaire.

– Oui, mais vous comprenez, n’étant pas de noblesse historique comme les Coucy, qui se contentaient d’être sires, et les Rohan, qui ne voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont tous ou vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à l’église, dans les cérémonies, partout, et je n’ai rien à dire. Ah! si j’étais seulement…

– Baron? n’est-ce pas? dit d’Artagnan achevant la phrase de son ami.

– Ah! s’écria Porthos dont les traits s’épanouirent, ah! si j’étais baron!

– Bon! pensa d’Artagnan, je réussirai ici.

Puis tout haut:

– Eh bien! cher ami, c’est ce titre que vous souhaitez que je viens vous apporter aujourd’hui.

Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle; deux ou trois bouteilles en perdirent l’équilibre et roulèrent à terre, où elles furent brisées. Mousqueton accourut au bruit, et l’on aperçut à la perspective Planchet la bouche pleine et la serviette à la main.

– Monseigneur m’appelle? demanda Mousqueton.

Porthos fit signe de la main à Mousqueton de ramasser les éclats de bouteilles.

– Je vois avec plaisir, dit d’Artagnan, que vous avez toujours ce brave garçon.

– Il est mon intendant, dit Porthos.

Puis haussant la voix:

– Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela; mais, continua-t-il plus bas, il m’est attaché et ne me quitterait pour rien au monde.

– Et il l’appelle monseigneur, pensa d’Artagnan.

– Sortez, Mouston, dit Porthos.

– Vous dites Mouston? Ah! oui! par abréviation: Mousqueton était trop long à prononcer.

– Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son maréchal des logis d’une lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drôle est entré.

– Oui, dit d’Artagnan; cependant remettons la conversation à plus tard, vos gens pourraient soupçonner quelque chose; il y a peut-être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu’il s’agit de choses sérieuses.

– Peste! dit Porthos. Eh bien! pour faire la digestion promenons-nous dans mon parc.

– Volontiers.

Et comme tous deux avaient suffisamment déjeuné, ils commencèrent à faire le tour d’un jardin magnifique; des allées de marronniers et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins; au bout de chaque quinconce bien fourré de taillis et d’arbustes, on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandées et se jouant dans les hautes herbes.

– Ma foi, dit d’Artagnan, le parc correspond à tout le reste; et s’il y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de la pêche.

– Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton, c’est un plaisir de roturier; mais je chasse quelquefois; c’est-à-dire que quand je m’ennuie, je m’assieds sur un de ces bancs de marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des lapins.

– Mais c’est fort divertissant! dit d’Artagnan.

– Oui, répondit Porthos avec un soupir, c’est fort divertissant.

D’Artagnan ne les comptait plus.

– Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte lui-même au cuisinier; il est dressé à cela.

– Ah! la charmante petite bête! dit d’Artagnan.

– Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous donnerai si vous en avez envie, car je commence à m’en lasser, et revenons à notre affaire.

– Volontiers, dit d’Artagnan; seulement je vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traître, qu’il faudra bien changer d’existence.

– Comment cela?

– Reprendre le harnais, ceindre l’épée, courir les aventures, laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les chemins; vous savez, la manière d’autrefois, enfin.

– Ah diable! fit Porthos.

– Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami; vous avez pris du ventre, et le poignet n’a plus cette élasticité dont les gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.

– Ah! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en étendant une main pareille à une épaule de mouton.

– Tant mieux.

– C’est donc la guerre qu’il faut que nous fassions?

– Eh! mon Dieu, oui!

– Et contre qui?

– Avez-vous suivi la politique, mon ami?

– Moi! pas le moins du monde.

– Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes?

– Moi, je ne suis pour personne.

– C’est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos, c’est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.

Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en 1640 et qu’il se fût agi du vrai cardinal.

– Oh, oh! dit-il, que me veut Son Éminence?

– Son Éminence veut vous avoir à son service.

– Et qui lui a parlé de moi?

– Rochefort. Vous rappelez-vous?

– Oui, pardieu! celui qui nous a donné tant d’ennui dans le temps et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous avez fourni successivement trois coups d’épée, qu’il n’a pas volés, au reste.

– Mais vous savez qu’il est devenu notre ami? dit d’Artagnan.

– Non, je ne le savais pas. Ah! il n’a pas de rancune!

– Vous vous trompez, Porthos, dit d’Artagnan à son tour: c’est moi qui n’en ai pas.

Porthos ne comprit pas très bien; mais, on se le rappelle, la compréhension n’était pas son fort.

– Vous dites donc, continua-t-il, que c’est le comte de Rochefort qui a parlé de moi au cardinal?

– Oui, et puis la reine.

– Comment, la reine?

– Pour nous inspirer confiance, elle lui a même remis le fameux diamant, vous savez, que j’avais vendu à M. des Essarts, et qui, je ne sais comment, est rentré en sa possession.

– Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, qu’elle eût mieux fait de le remettre à vous.

– C’est aussi mon avis, dit d’Artagnan; mais que voulez-vous! les rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les honneurs, qui distribuent l’argent et les titres, on leur est dévoué.

– Oui, on leur est dévoué! dit Porthos. Alors vous êtes donc dévoué, dans ce moment-ci?…

– Au roi, à la reine et au cardinal, et j’ai de plus répondu de votre dévouement.

– Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi?

– Magnifiques, mon cher, magnifiques! D’abord vous avez de l’argent, n’est-ce pas? Quarante mille livres de rente, vous me l’avez dit.

Porthos entra en défiance.

– Eh! mon ami, lui dit-il, on n’a jamais trop d’argent. Madame du Vallon a laissé une succession embrouillée; je ne suis pas grand clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour.

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