Laboissière, dis-moi…
– Vous le connaissez?
– Non pas; chantez-le, mon cher.
Et Aramis reprit du ton le plus cavalier:
Laboissière, dis-moi,
Suis-je pas bien en homme
– Vous chevauchez, ma foi,
Mieux que tant que nous sommes.
Elle est,
Parmi les hallebardes,
Au régiment des gardes,
Comme un cadet.
– Bravo! dit d’Artagnan; vous chantez toujours à merveille, mon cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gâté la voix.
– Mon cher, dit Aramis, vous comprenez… du temps que j’étais mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais; aujourd’hui que je suis abbé, je dis le moins de messes que je peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse.
– Laquelle? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de Longueville?
– Mon cher, je vous ai dit qu’il n’y avait rien entre moi et la duchesse de Longueville: des coquetteries peut-être, et voilà tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. L’avez-vous vue à son retour de Bruxelles, après la mort du roi?
– Oui, certes, et elle était fort belle encore.
– Oui, dit Aramis. Aussi l’ai-je quelque peu revue à cette époque; je lui avais donné d’excellents conseils, dont elle n’a point profité; je me suis tué de lui dire que Mazarin était l’amant de la reine; elle n’a pas voulu me croire, disant qu’elle connaissait Anne d’Autriche, et qu’elle était trop fière pour aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle s’est jetée dans la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arrêter M. le duc de Beaufort et exilé madame de Chevreuse.
– Vous savez, dit d’Artagnan, qu’elle a obtenu la permission de revenir?
– Oui, et même qu’elle est revenue… Elle va encore faire quelque sottise.
– Oh! mais cette fois peut-être suivra-t-elle vos conseils.
– Oh! cette fois, dit Aramis, je ne l’ai pas revue; elle est fort changée.
– Ce n’est pas comme vous, mon cher Aramis, car vous êtes toujours le même; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs, toujours votre taille élégante, toujours vos mains de femme, qui sont devenues d’admirables mains de prélat.
– Oui, dit Aramis, c’est vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous, mon cher, que je me fais vieux: je vais avoir trente-sept ans.
– Écoutez, mon cher, dit d’Artagnan avec un sourire, puisque nous nous retrouvons, convenons d’une chose: c’est de l’âge que nous aurons à l’avenir.
– Comment cela? dit Aramis.
– Oui, reprit d’Artagnan; autrefois c’était moi qui étais votre cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas d’erreur, j’ai quarante ans bien sonnés.
– Vraiment! dit Aramis. Alors c’est moi qui me trompe, car vous avez toujours été, mon cher, un admirable mathématicien. J’aurais donc quarante-trois ans, à votre compte! Diable, diable, mon cher! n’allez pas le dire à l’hôtel de Rambouillet, cela me ferait tort.
– Soyez tranquille, dit d’Artagnan, je n’y vais pas.
– Ah çà mais, s’écria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin? Bazin! dépêchons-nous donc, monsieur le drôle! nous enrageons de faim et de soif!
Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargées chacune d’une bouteille.
– Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts, voyons?
– Oui, monsieur, à l’instant même, dit Bazin; mais il m’a fallu le temps de monter toutes les…
– Parce que vous vous croyez toujours votre simarre de bedeau sur les épaules, interrompit Aramis, et que vous passez tout votre temps à lire votre bréviaire. Mais je vous préviens que si, à force de polir toutes les affaires qui sont dans les chapelles, vous désappreniez à fourbir mon épée, j’allume un grand feu de toutes vos images bénites et je vous y fais rôtir.
Bazin scandalisé fit un signe de croix avec la bouteille qu’il tenait. Quant à d’Artagnan, plus surpris que jamais du ton et des manières de l’abbé d’Herblay, qui contrastaient si fort avec celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux écarquillés en face de son ami.
Bazin couvrit vivement la table d’une nappe damassée, et sur cette nappe rangea tant de choses dorées, parfumées, friandes, que d’Artagnan en demeura tout ébahi.
– Mais vous attendiez donc quelqu’un? demanda l’officier.
– Heu! dit Aramis, j’ai toujours un en-cas; puis je savais que vous me cherchiez.
– Par qui?
– Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon cher, et qui est accouru pour me prévenir du danger qui menaçait mon âme si je revoyais aussi mauvaise compagnie qu’un officier de mousquetaires.
– Oh! monsieur!… fit Bazin les mains jointes et d’un air suppliant.
– Allons, pas d’hypocrisies! vous savez que je ne les aime pas. Vous feriez bien mieux d’ouvrir la fenêtre et de descendre un pain, un poulet et une bouteille de vin à votre ami Planchet, qui s’extermine depuis une heure à frapper dans ses mains.
En effet, Planchet, après avoir donné la paille et l’avoine à ses chevaux, était revenu sous la fenêtre et avait répété deux ou trois foi le signal indiqué.
Bazin obéit, attacha au bout d’une corde les trois objets désignés et les descendit à Planchet, qui, n’en demandant pas davantage, se retira aussitôt sous le hangar.
– Maintenant soupons, dit Aramis.
Les deux amis se mirent à table, et Aramis commença à découper poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute gastronomique.
– Peste, dit d’Artagnan, comme vous vous nourrissez!
– Oui, assez bien. J’ai pour les jours maigres des dispenses de Rome que m’a fait avoir M. le coadjuteur à cause de ma santé; puis j’ai pris pour cuisinier l’ex-cuisinier de Lafollone, vous savez? l’ancien ami du cardinal, ce fameux, gourmand qui disait pour toute prière après son dîner: «Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien digérer ce que j’ai si bien mangé.»
– Ce qui ne l’a pas empêché de mourir d’indigestion, dit en riant d’Artagnan.
– Que voulez-vous, reprit Aramis d’un air résigné, on ne peut fuir sa destinée!
– Mais pardon, mon cher, de la question que je vais vous faire, reprit d’Artagnan.
– Comment donc, faites, vous savez bien qu’entre nous il ne peut y avoir d’indiscrétion.
– Vous êtes donc devenu riche?
– Oh! mon Dieu, non! je me fais une douzaine de mille livres par an, sans compter un petit bénéfice d’un millier d’écus que m’a fait avoir M. le Prince.
– Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres? dit d’Artagnan; avec vos poèmes?
– Non, j’ai renoncé à la poésie, excepté pour faire de temps en temps quelque chanson à boire, quelque sonnet galant ou quelque épigramme innocent: je fais des sermons, mon cher.
– Comment, des sermons?
– Oh! mais des sermons prodigieux, voyez-vous! À ce qu’il paraît, du moins.
– Que vous prêchez?
– Non, que je vends.
– À qui?
– À ceux de mes compères qui visent à être de grands orateurs donc!
– Ah! vraiment? Et vous n’avez pas été tenté de la gloire pour vous-même?
– Si fait, mon cher, mais la nature l’a emporté. Quand je suis en chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la regarde; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la campagne; au lieu de parler des tourments de l’enfer, je parle des joies du paradis. Eh! tenez, la chose m’est arrivée un jour à l’église Saint-Louis au Marais… Un cavalier m’a ri au nez, je me suis interrompu pour lui dire qu’il était un sot. Le peuple est sorti pour ramasser des pierres; mais pendant ce temps j’ai si bien retourné l’esprit des assistants, que c’est lui qu’ils ont lapidé. Il est vrai que le lendemain il s’est présenté chez moi, croyant avoir affaire à un abbé comme tous les abbés.
– Et qu’est-il résulté de sa visite? dit d’Artagnan en se tenant les côtes de rire.
– Il en est résulté que nous avons pris pour le lendemain soir rendez-vous sur la place Royale! Eh! pardieu, vous en savez quelque chose.
– Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent que je vous aurais servi de second? demanda d’Artagnan.