Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un sourire qu’échangèrent Athos et Aramis; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de M. de Mazarin.
– Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous n’avions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, d’autre but que de faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs.
– Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes plus fidèles amis! vous l’avez prouvé; et si jamais je me raccommode avec la cour, je vous prouverai, je l’espère, que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces messieurs; comment diable les appelez-vous, d’Artagnan et Porthos?
– D’Artagnan et Porthos.
– Ah! oui, c’est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La Fère, vous comprenez, chevalier d’Herblay, tout et toujours à vous.
Athos et Aramis s’inclinèrent et sortirent.
– Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n’avez consenti à m’accompagner, Dieu me pardonne! que pour me donner une leçon?
– Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.
– Allons donc à l’archevêché, dit Aramis.
Et tous deux s’acheminèrent vers la Cité.
En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une barque.
Il était onze heures passées, mais on savait qu’il n’y avait pas d’heure pour se présenter chez le coadjuteur; son incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la nuit.
Le palais archiépiscopal sortait du sein de l’eau, et on eût dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais, qu’on était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, s’enfonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou s’éloignant dans la direction de l’Arsenal ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de ce monde d’embarcations et abordèrent à leur tour.
Tout le rez-de-chaussée de l’archevêché était inondé, mais des espèces d’escaliers avaient été adaptés aux murailles; et tout le changement qui était résulté de l’inondation, c’est qu’au lieu d’entrer par les portes on entrait par les fenêtres.
Ce fut ainsi qu’Athos et Aramis abordèrent dans l’antichambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon d’attente.
– Mon Dieu! dit Aramis, regardez donc, Athos! est-ce que ce fat de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire antichambre?
Athos sourit.
– Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous les inconvénients de leur position; le coadjuteur est en ce moment un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.
– Oui, dit Aramis; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.
– Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s’il ne fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien! nous le laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s’agit que d’appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la main.
– Eh! justement, s’écria Aramis, je ne me trompe pas… oui… non… si fait, Bazin; venez ici, drôle!
Bazin, qui dans ce moment traversait l’antichambre, majestueusement revêtu de ses habits d’église, se retourna, le sourcil froncé, pour voir quel était l’impertinent qui l’apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s’approchant des deux gentilshommes:
– Comment! dit-il, c’est vous, monsieur le chevalier! c’est vous, monsieur le comte! Vous voilà tous deux au moment où nous étions si inquiets de vous! Oh! que je suis heureux de vous revoir!
– C’est bien, c’est bien, maître Bazin, dit Aramis; trêve de compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à l’instant même.
– Comment donc! dit Bazin, à l’instant même, sans doute; ce n’est point à des seigneurs de votre sorte qu’on fait faire antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un M. de Bruy.
– De Bruy! s’écrièrent ensemble Athos et Aramis.
– Oui! c’est moi qui l’ai annoncé, et je me rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-vous, monsieur? ajouta Bazin en se retournant vers Aramis.
– Je crois le connaître.
– Je n’en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si bien enveloppé dans son manteau, que, quelque persistance que j’y aie mise, je n’ai pas pu voir le plus petit coin de son visage. Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-être serai-je plus heureux.
– Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir M. le coadjuteur pour ce soir, n’est-ce pas, Athos?
– Comme vous voudrez, dit le comte.
– Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce M. de Bruy.
– Et lui annoncerai-je que ces messieurs étaient venus à l’archevêché?
– Non, ce n’est pas la peine, dit Aramis; venez, Athos.
Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de l’archevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur importance en leur prodiguant les salutations.
– Eh bien! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la barque, commencez-vous à croire, mon ami, que nous aurions joué un bien mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de Mazarin?
– Vous êtes la sagesse incarnée, Athos, répondit Aramis.
Ce qui avait surtout frappé les deux amis, c’était le peu d’importance qu’avaient pris à la cour de France les événements terribles qui s’étaient passés en Angleterre et qui leur semblaient, à eux, devoir occuper l’attention de toute l’Europe.
En effet, à part une pauvre veuve et une orpheline royale qui pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir qu’il eût existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir sur un échafaud.
Les deux amis s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancée lorsqu’ils étaient arrivés à la porte de l’hôtel, Aramis avait prétendu qu’il avait encore quelques visites d’importance à faire et avait laissé Athos entrer seul.
Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis. Depuis six heures du matin Athos était sorti de son côté.
– Eh bien! avez-vous eu quelques nouvelles? demanda Athos.
– Aucune; on n’a vu d’Artagnan nulle part, et Porthos n’a pas encore paru. Et chez vous?
– Rien.
– Diable! fit Aramis.
– En effet, dit Athos, ce retard n’est point naturel; ils ont pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient dû arriver avant nous.
– Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons d’Artagnan pour la rapidité de ses manœuvres, et qu’il n’est pas homme à avoir perdu une heure, sachant que nous l’attendons…
– Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq.
– Et nous voilà au neuf. C’est ce soir qu’expire le délai.
– Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous n’avons pas de nouvelles?
– Pardieu! nous mettre à sa recherche.
– Bien, dit Athos.
– Mais Raoul? demanda Aramis.
Un léger nuage passa sur le front du comte.
– Raoul me donne beaucoup d’inquiétude, dit-il, il a reçu hier un message du prince de Condé, il est allé le rejoindre à Saint-Cloud et n’est pas revenu.
– N’avez-vous point vu madame de Chevreuse?
– Elle n’était point chez elle. Et vous, Aramis, vous deviez passer, je crois, chez madame de Longueville?
– J’y ai passé en effet.
– Eh bien?
– Elle n’était point chez elle non plus, mais au moins elle avait laissé l’adresse de son nouveau logement.