– Moi, dit Grimaud.
Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul, comme on le sait, tout un poème.
Mousqueton se retourna.
– Quoi, vous? demanda-t-il.
– Moi, je passerai.
– C’est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même facilement.
– C’est juste, il connaît les tonneaux pleins, dit Blaisois, puisqu’il a déjà été dans la cave avec M. le chevalier d’Artagnan. Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.
– J’y serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu piqué.
– Oui, mais ce serait plus long, et j’ai bien soif. Je sens mon cœur qui se barbouille de plus en plus.
– Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à celui qui allait tenter l’expédition à sa place le pot de bière et la vrille.
– Rincez les verres, dit Grimaud.
Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci lui pardonnât d’achever une expédition si brillamment commencée par un autre, et comme une couleuvre il se glissa par l’ouverture béante et disparut.
Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes extraordinaires auxquels ils avaient le bonheur d’être adjoint, celui-là lui semblait sans contredit le plus miraculeux.
– Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois avec une supériorité à laquelle celui-ci n’essaya même point de se soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif.
– Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.
– C’est juste, dit Mousqueton.
– Que désire-t-il? demanda Blaisois.
– Qu’on bouche l’ouverture avec un manteau.
– Pourquoi faire? demande Blaisois.
– Innocent! dit Mousqueton, et si quelqu’un entrait?
– Ah! c’est vrai! s’écria Blaisois avec une admiration de plus en plus visible. Mais il n’y verra pas clair.
– Grimaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la nuit comme le jour.
– Il est bien heureux, dit Blaisois; quand je n’ai pas de chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.
– C’est que vous n’avez pas servi, dit Mousqueton; sans cela vous auriez appris à ramasser une aiguille dans un four. Mais silence! On vient, ce me semble.
Mousqueton fit entendre un petit sifflement d’alarme qui était familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place à table et fit signe à Blaisois d’en faire autant.
Blaisois obéit.
La porte s’ouvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs manteaux parurent.
– Oh! oh! dit l’un d’eux, pas encore couchés à onze heures et un quart? c’est contre les règles. Que dans un quart d’heure tout soit éteint et que tout le monde ronfle.
Les deux hommes s’acheminèrent vers la porte du compartiment dans lequel s’était glissé Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et la refermèrent derrière eux.
– Ah! dit Blaisois frémissant, il est perdu!
– C’est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mousqueton.
Et ils attendirent, l’oreille au guet et l’haleine suspendue.
Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles on n’entendit aucun bruit qui pût faire soupçonner que Grimaud fût découvert.
Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermèrent la porte avec la même précaution qu’ils avaient fait en entrant et ils s’éloignèrent en renouvelant l’ordre de se coucher et d’éteindre les lumières.
– Obéirons-nous? demanda Blaisois; tout cela me semble louche.
– Ils ont dit un quart d’heure; nous avons encore cinq minutes, reprit Mousqueton.
– Si nous prévenions les maîtres?
– Attendons Grimaud.
– Mais s’ils l’ont tué?
– Grimaud eût crié.
– Vous savez qu’il est presque muet.
– Nous eussions entendu le coup, alors.
– Mais s’il ne revient pas?
– Le voici.
En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau qui cachait l’ouverture et passait à travers cette ouverture une tête livide dont les yeux arrondis par l’effroi laissaient voir une petite prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait à la main le pot de bière plein d’une substance quelconque, l’approcha du rayon de lumière qu’envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple monosyllabe: Oh! avec une expression de si profonde terreur, que Mousqueton recula épouvanté et que Blaisois pensa s’évanouir.
Tous deux jetèrent néanmoins un regard curieux dans le pot à bière: il était plein de poudre.
Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudre au lieu de l’être de vin, Grimaud s’élança vers l’écoutille et ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre où dormaient les quatre amis. Arrivé à cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en s’ouvrant réveilla immédiatement d’Artagnan couché derrière elle.
À peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, qu’il comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et voulut s’écrier; mais Grimaud, d’un geste plus rapide que la parole elle-même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d’un souffle qu’on n’eût pas soupçonné dans un corps si frêle, il éteignit la petite veilleuse à trois pas.
D’Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre, et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il lui glissa dans l’oreille un récit qui, à la rigueur, était assez dramatique pour se passer du geste et du jeu de physionomie.
Pendant ce récit, Athos, Porthos et Aramis dormaient comme des hommes qui n’ont pas dormi depuis huit jours, et dans l’entrepont, Mousqueton nouait par précaution ses aiguillettes, tandis que Blaisois, saisi d’horreur, les cheveux hérissés sur sa tête, essayait d’en faire autant.
Voici ce qui s’était passé.
À peine Grimaud eut-il disparu par l’ouverture et se trouva-t-il dans le premier compartiment, qu’il se mit en quête et qu’il rencontra un tonneau. Il frappa dessus: le tonneau était vide. Il passa à un autre, il était vide encore; mais le troisième sur lequel il répéta l’expérience rendit un son si mat qu’il n’y avait point à s’y tromper. Grimaud reconnut qu’il était plein.
Il s’arrêta à celui-ci, chercha une place convenable pour le percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main sur un robinet.
– Bon! dit Grimaud, voilà qui m’épargne de la besogne.
Et il approcha son pot à bière, tourna le robinet et sentit que le contenu passait tout doucement d’un récipient dans l’autre.
Grimaud, après avoir préalablement pris la précaution de fermer le robinet, allait porter le pot à ses lèvres, trop consciencieux qu’il était pour apporter à ses compagnons une liqueur dont il n’eût pas pu leur répondre, lorsqu’il entendit le signal de l’alarme que lui donnait Mousqueton; il se douta de quelque ronde de nuit, se glissa dans l’intervalle de deux tonneaux et se cacha derrière une futaille.
En effet, un instant après, la porte s’ouvrit et se referma après avoir donné passage aux deux hommes à manteau que nous avons vus passer et repasser devant Blaisois et Mousqueton en donnant l’ordre d’éteindre les lumières.
L’un des deux portait une lanterne garnie de vitres, soigneusement fermée et d’une telle hauteur que la flamme ne pouvait atteindre à son sommet. De plus, les vitres elles-mêmes étaient recouvertes d’une feuille de papier blanc qui adoucissait ou plutôt absorbait la lumière et la chaleur.
Cet homme était Groslow.
L’autre tenait à la main quelque chose de long, de flexible et de roulé comme une corde blanchâtre. Son visage était recouvert d’un chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que le même sentiment que le sien les attirait dans le caveau, et que, comme lui, ils venaient faire une visite au vin de Porto, se blottit de plus en plus derrière sa futaille, se disant qu’au reste, s’il était découvert, le crime n’était pas bien grand.
Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud était caché, les deux hommes s’arrêtèrent.