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Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que le roi était couché habillé.

La partie commença. Ce soir-là la veine avait tourné et était pour Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une centaine de pistoles passa ainsi d’un côté de la table à l’autre. Groslow était d’une gaieté folle.

Porthos, qui avait reperdu les cinquante pistoles qu’il avait gagnées la veille, et en outre une trentaine de pistoles à lui, était fort maussade et interrogeait d’Artagnan du genou, comme pour lui demander s’il n’était pas bientôt temps de passer à un autre jeu; de leur côté, Athos et Aramis le regardaient d’un œil scrutateur, mais d’Artagnan restait impassible.

Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui passait.

– Combien faites-vous de rondes comme celle-là? dit d’Artagnan en tirant de nouvelles pistoles de sa poche.

– Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures.

– Bien, dit d’Artagnan, c’est prudent.

Et à son tour, il lança un coup d’œil à Athos et à Aramis. On entendit les pas de la patrouille qui s’éloignait.

D’Artagnan répondit pour la première fois au coup de genou de Porthos par un coup de genou pareil.

Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par la vue de l’or, si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont la consigne était de rester dans la chambre du roi, s’étaient peu à peu rapprochés de la porte, et là, en se haussant sur la pointe du pied, ils regardaient par-dessus l’épaule de d’Artagnan et de Porthos; ceux de la porte s’étaient rapprochés aussi, secondant de cette façon les désirs des quatre amis, qui aimaient mieux les avoir sous la main que d’être obligés de courir à eux aux quatre coins de la chambre. Les deux sentinelles de la porte avaient toujours l’épée nue, seulement elles s’appuyaient sur la pointe, et regardaient les joueurs.

Athos semblait se calmer à mesure que le moment approchait; ses deux mains blanches et aristocratiques jouaient avec des louis, qu’il tordait et redressait avec autant de facilité que si l’or eût été de l’étain; moins maître de lui, Aramis fouillait continuellement sa poitrine; impatient de perdre toujours, Porthos jouait du genou à tout rompre.

D’Artagnan se retourna, regardant machinalement en arrière, et vit entre deux soldats Parry debout, et Charles appuyé sur son coude, joignant les mains et paraissant adresser à Dieu une fervente prière. D’Artagnan comprit que le moment était venu, que chacun était à son poste et qu’on n’attendait plus que le mot: «Enfin!» qui, on se le rappelle, devait servir de signal.

Il lança un coup d’œil préparatoire à Athos et à Aramis, et tous deux reculèrent légèrement leur chaise pour avoir la liberté du mouvement.

Il donna un second coup de genou à Porthos, et celui-ci se leva comme pour se dégourdir les jambes; seulement en se levant il s’assura que son épée pouvait sortir facilement du fourreau.

– Sacrebleu! dit d’Artagnan, encore vingt pistoles de perdues! En vérité, capitaine Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut durer.

Et il tira vingt autres pistoles de sa poche.

– Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un coup, sur un seul, sur le dernier.

– Va pour vingt pistoles, dit Groslow.

Et il retourna deux cartes comme c’est l’habitude, un roi pour d’Artagnan, un as pour lui.

– Un roi, dit d’Artagnan, c’est de bon augure. Maître Groslow, ajouta-t-il, prenez garde au roi.

Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y avait dans la voix de d’Artagnan une vibration étrange qui fit tressaillir son partner.

Groslow commença à retourner les cartes les unes après les autres. S’il retournait un as d’abord, il avait gagné; s’il retournait un roi, il avait perdu.

Il retourna un roi.

– Enfin! dit d’Artagnan.

À ce mot, Athos et Aramis se levèrent, Porthos recula d’un pas.

Poignards et épées allaient briller, mais soudain la porte s’ouvrit, et Harrison parut sur le seuil, accompagné d’un homme enveloppé dans un manteau.

Derrière cet homme, on voyait briller les mousquets de cinq ou six soldats.

Groslow se leva vivement, honteux d’être surpris au milieu du vin, des cartes et des dés. Mais Harrison ne fit point attention à lui, et, entrant dans la chambre du roi suivi de son compagnon:

– Charles Stuart, dit-il, l’ordre arrive de vous conduire à Londres sans s’arrêter ni jour ni nuit. Apprêtez-vous donc à partir à l’instant même.

– Et de quelle part cet ordre est-il donné? demanda le roi, de la part du général Olivier Cromwell?

– Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunt qui l’apporte à l’instant même et qui a charge de le faire exécuter.

– Mordaunt! murmurèrent les quatre amis en échangeant un regard.

D’Artagnan rafla sur la table tout l’argent que lui et Porthos avaient perdu et l’engouffra dans sa vaste poche; Athos et Aramis se rangèrent derrière lui. À ce mouvement Mordaunt se retourna, les reconnut et poussa une exclamation de joie sauvage.

– Je crois que nous sommes pris, dit tout bas d’Artagnan à ses amis.

– Pas encore, dit Porthos.

– Colonel! colonel! dit Mordaunt, faites entourer cette chambre, vous êtes trahis. Ces quatre Français se sont sauvés de Newcastle et veulent sans doute enlever le roi. Qu’on les arrête.

– Oh! jeune homme, dit d’Artagnan en tirant son épée, voici un ordre plus facile à dire qu’à exécuter.

Puis, décrivant autour de lui un moulinet terrible:

– En retraite, amis, cria-t-il, en retraite!

En même temps il s’élança vers la porte, renversa deux des soldats qui la gardaient avant qu’ils eussent eu le temps d’armer leurs mousquets; Athos et Aramis le suivirent; Porthos fit l’arrière-garde, et avant que soldats, officiers, colonel, eussent eu le temps de se reconnaître, ils étaient tous quatre dans la rue.

– Feu! cria Mordaunt, feu sur eux!

Deux ou trois coups de mousquet partirent effectivement, mais n’eurent d’autre effet que de montrer les quatre fugitifs tournant sains et saufs l’angle de la rue.

Les chevaux étaient à l’endroit désigné; les valets n’eurent qu’à jeter la bride à leurs maîtres, qui se trouvèrent en selle avec la légèreté de cavaliers consommés.

– En avant! dit d’Artagnan, de l’éperon, ferme!

Ils coururent ainsi suivant d’Artagnan et reprenant la route qu’ils avaient déjà faite dans la journée, c’est-à-dire se dirigeant vers l’Écosse Le bourg n’avait ni portes ni murailles, ils en sortirent donc sans difficulté.

À cinquante pas de la dernière maison, d’Artagnan s’arrêta.

– Halte! dit-il.

– Comment, halte? s’écria Porthos. Ventre à terre, vous voulez dire?

– Pas du tout, répondit d’Artagnan. Cette fois-ci on va nous poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir après nous sur la route d’Écosse; et quand nous les aurons vus passer au galop, suivons la route opposée.

À quelques pas de là passait un ruisseau, un pont était jeté sur le ruisseau; d’Artagnan conduisit son cheval sous l’arche de ce pont; ses amis le suivirent.

Ils n’y étaient pas depuis dix minutes qu’ils entendirent approcher le galop rapide d’une troupe de cavaliers. Cinq minutes après, cette troupe passait sur leur tête, bien loin de se douter que ceux qu’ils cherchaient n’étaient séparés d’eux que par l’épaisseur de la voûte du pont.

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