– Eh bien! dit Athos, à défaut de régiment, nous sommes trois hommes dévoués, nous suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval, qu’elle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous gagnons l’Écosse, et nous sommes sauvés.
– Est-ce votre avis, de Winter? demanda le roi.
– Oui, sire.
– Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay?
– Oui, sire.
– Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter, donnez les ordres.
De Winter sortit; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les premiers rayons du jour commençaient à filtrer à travers les ouvertures de la tente lorsque de Winter entra.
– Tout est prêt, sire, dit-il.
– Et nous? demanda Athos.
– Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout sellés.
– En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons.
– Partons, dit le roi.
– Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-elle pas ses amis?
– Mes amis, dit Charles Ier en secouant tristement la tête, je n’en ai plus d’autres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne m’a jamais oublié; deux amis de huit jours que je n’oublierai jamais. Venez, messieurs, venez.
Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval prêt. C’était un cheval isabelle qu’il montait depuis trois ans et qu’il affectionnait beaucoup.
Le cheval en le voyant hennit de plaisir.
– Ah! dit le roi, j’étais injuste, et voilà encore, sinon un ami, du moins un être qui m’aime. Toi, tu me seras fidèle, n’est-ce pas, Arthus?
Et comme s’il eût entendu ces paroles, le cheval approcha ses naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses lèvres et en montrant joyeusement ses dents blanches.
– Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main; oui, c’est bien, Arthus, et je suis content de toi.
Et avec cette légèreté qui faisait du roi un des meilleurs cavaliers de l’Europe, Charles se mit en selle, et, se retournant vers Athos, Aramis et de Winter:
– Eh bien! messieurs, dit-il, je vous attends.
Mais Athos était debout, immobile, les yeux fixés et la main tendue vers une ligne noire, qui suivait le rivage de la Tyne et qui s’étendait sur une longueur double de celle du camp.
– Qu’est-ce que cette ligne? dit Athos, auquel les dernières ténèbres de la nuit, luttant avec les premiers rayons du jour, ne permettaient pas bien de distinguer encore. Qu’est-ce que cette ligne? je ne l’ai pas vue hier.
– C’est sans doute le brouillard qui s’élève de la rivière, dit le roi.
– Sire, c’est quelque chose de plus compact qu’une vapeur.
– En effet, je vois comme une barrière rougeâtre, dit de Winter.
– C’est l’ennemi qui sort de Newcastle et qui nous enveloppe, s’écria Athos.
– L’ennemi! dit le roi.
– Oui, l’ennemi. Il est trop tard. Tenez! tenez! sous ce rayon de soleil, là, du côté de la ville, voyez-vous reluire les côtes de fer?
On appelait ainsi les cuirassiers dont Cromwell avait fait ses gardes.
– Ah! dit le roi, nous allons savoir s’il est vrai que mes Écossais me trahissent.
– Qu’allez-vous faire? s’écria Athos.
– Leur donner l’ordre de charger et passer avec eux sur le ventre de ces misérables rebelles.
Et le roi, piquant son cheval, s’élança vers la tente du comte de Loewen.
– Suivons-le, dit Athos.
– Allons, dit Aramis.
– Est-ce que le roi serait blessé? dit de Winter. Je vois à terre des taches de sang.
Et il s’élança sur la trace des deux amis. Athos l’arrêta.
– Allez rassembler votre régiment, dit-il, je prévois que nous en aurons besoin tout à l’heure.
De Winter tourna bride, et les deux amis continuèrent leur route. En deux secondes le roi était arrivé à la tente du général en chef de l’armée écossaise. Il sauta à terre et entra.
Le général était au milieu des principaux chefs.
– Le roi! s’écrièrent-ils en se levant et en se regardant avec stupéfaction.
En effet, Charles était debout devant eux, le chapeau sur la tête, les sourcils froncés, et fouettant sa botte avec la cravache.
– Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne; le roi qui vient vous demander compte de ce qui se passe.
– Qu’y a-t-il donc, sire? demanda le comte de Loewen.
– Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant emporter par la colère, que le général Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle; que vous le savez et que je n’en suis pas averti; il y a que l’ennemi sort de la ville et nous ferme le passage de la Tyne, que vos sentinelles ont dû voir ce mouvement, et que je n’en suis pas averti; il y a que vous m’avez, par un infâme traité, vendu deux cent mille livres sterling au parlement, mais que de ce traité au moins j’en suis averti. Voici ce qu’il y a, messieurs; répondez ou disculpez-vous, car je vous accuse.
– Sire, balbutia le comte de Loewen, sire, Votre Majesté aura été trompée par quelque faux rapport.
– J’ai vu de mes yeux l’armée ennemie s’étendre entre moi et l’Écosse, dit Charles, et je puis presque dire: J’ai entendu de mes propres oreilles débattre les clauses du marché.
Les chefs écossais se regardèrent en fronçant le sourcil à leur tour.
– Sire, murmura le comte de Loewen courbé sous le poids de la honte, sire, nous sommes prêts à vous donner toutes preuves.
– Je n’en demande qu’une seule, dit le roi. Mettez l’armée en bataille et marchons à l’ennemi.
– Cela ne se peut pas, sire, dit le comte.
– Comment! cela ne se peut pas! et qui empêche que cela se puisse? s’écria Charles Ier.
– Votre Majesté sait bien qu’il y a trêve entre nous et l’armée anglaise, répondit le comte.
– S’il y a trêve, l’armée anglaise l’a rompue en sortant de la ville, contre les conventions qui l’y tenaient enfermée; or, je vous le dis, il faut passer avec moi à travers cette armée et rentrer en Écosse, et si vous ne le faites pas, eh bien! choisissez entre les deux noms qui font les hommes en mépris et en exécration aux autres hommes: ou vous êtes des lâches, ou vous êtes des traîtres!
Les yeux des Écossais flamboyèrent, et, comme cela arrive souvent en pareille occasion, ils passèrent de l’extrême honte à l’extrême impudence, et deux chefs de clan s’avançant de chaque côté du roi:
– Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis de délivrer l’Écosse et l’Angleterre de celui qui depuis vingt-cinq ans boit le sang et l’or de l’Angleterre et de Écosse Nous avons promis, et nous tenons nos promesses. Roi Charles Stuart, vous êtes notre prisonnier.
Et tous deux étendirent en même temps la main pour saisir le roi; mais avant que le bout de leurs doigts touchât sa personne, tous deux étaient tombés, l’un évanoui et l’autre mort.
Athos avait assommé l’un avec le pommeau de son pistolet, et Aramis avait passé son épée au travers du corps de l’autre.
Puis, comme le comte de Loewen et les autres chefs reculaient devant ce secours inattendu qui semblait tomber du ciel à celui qu’ils croyaient déjà leur prisonnier, Athos et Aramis entraînèrent le roi hors de la tente parjure, où il s’était si imprudemment aventuré, et sautant sur les chevaux que les laquais tenaient préparés, tous trois reprirent au galop le chemin de la tente royale.
En passant ils aperçurent de Winter qui accourait à la tête de son régiment. Le roi lui fit signe de les accompagner.