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XXV LA LETTRE

Les seigneurs guisards, qui étaient devenus mornes comme s’ils eussent perdu père et mère, en entendant le serment, devinrent instantanément radieux dès qu’ils eurent compris qu’il s’agissait tout bonnement d’un faux. Il ne fut pas besoin d’autre explication. Le serment de réconciliation ne détruisait rien… au contraire, il arrangeait tout.

Le soir, donc, pendant la grande réception qui eut lieu au château, les gens de la Ligue montrèrent un visage serein, joyeux, et même quelque peu moqueur quand leurs yeux s’arrêtaient sur Henri III.

Le roi qui dînait d’assez bon appétit contre son habitude, ne remarquait nullement ce qu’il y avait de singulier dans cette attitude des guisards. Mais d’autres le remarquaient pour lui. Et parmi ces autres se trouvaient Ruggieri et Catherine de Médicis.

L’astrologue assistait au dîner du roi du fond d’un cabinet percé d’un invisible judas à travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l’avait mis là en lui recommandant d’étudier la physionomie des Guise. Jamais la vieille reine n’avait éprouvé angoisse pareille. Il y avait un malheur dans l’air. Et ce malheur, elle en lisait la menace sur le visage des guisards.

Quant au roi, il était tout à la joie de cette réconciliation, non pas parce qu’elle mettait un terme aux maux dont souffrait le royaume, mais parce qu’elle allait lui permettre de rentrer à Paris.

À la même table que lui avaient pris place le maréchal de Biron Villequier, d’Aumont, Du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de la Ligue. Les convives étaient fraternellement mêlés les uns aux autres, et si le roi n’eût été assis sur un fauteuil un peu plus élevé que les autres, on ne l’eût pas distingué de ses invités.

Le reste des seigneurs autorisés à regarder le roi manger se tenait dans la salle du festin, mais parmi eux la fusion ne se faisait pas; les guisards demeuraient ensemble et les royalistes s’étaient massés d’autre part. C’est ainsi qu’un groupe où se trouvaient Déseffrenat, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline et quelques autres des Quarante-Cinq échangeait des regards de provocation avec le groupe de ligueurs où se trouvaient Brissac, Maineville, Bussi-Leclerc, Bois-Dauphin. Quant à Maurevert, il était là aussi, mais sa physionomie demeurait indéchiffrable.

– Par Notre-Dame de Chartres, à qui en partant j’ai fait cadeau d’une belle chape de drap d’or! s’écriait à un moment le roi de France, je voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Béarnais s’il nous voyait réunis à la même table!… J’en ris rien que d’y penser!

Le roi se mit à éclater. Le duc de Guise éclata aussi, puis toute la tablée, puis tous les seigneurs debout.

– Il me semble que je l’entends, continua le roi. Il en pousserait un ventre-saint-gris!…

Et Henri III répéta le juron favori du Béarnais en imitant si bien son accent gascon que cette fois les rires partirent d’eux-mêmes et de bon cœur.

– À propos, sire, savez-vous ce qu’il fait en ce moment? demanda le cardinal de Guise.

– Ma foi non. Et vous, duc, le savez-vous?

– Non, sire, répondit Henri de Guise qui riait encore, mais mon frère va vous l’apprendre.

– Eh bien, sire, reprit le cardinal, il est retourné à La Rochelle où il va présider l’assemblée générale des protestants.

– Quelque chose comme les états généraux de la huguenoterie, fit le roi.

Lorsque se fut apaisé le murmure d’admiration qu’avait provoqué ce mot de Sa Majesté, Henri III reprit:

– Nous ne le craignons plus. Qu’il assemble tout ce qu’il voudra. Nous marcherons contre lui, et avec l’aide de Dieu, avec l’aide de notre ami (il regardait le duc), nous le taillerons en pièces.

– Sire, dit le duc de Guise, s’il plaît à Votre Majesté, nous préparerons cette expédition…

– Dès notre rentrée à Paris, dit le roi. Nous n’aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots.

Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l’imitèrent. Ce fut ainsi que se passa ce dîner, où il fut question de tout, excepté des états généraux pour lesquels tout ce monde était réuni. Après le dîner, il y eut jeu dans le grand salon d’honneur. Enfin, le moment vint où le roi voulut aller se coucher. Les trois frères de Guise s’approchèrent de lui pour lui faire leur compliment. Mais comme le duc s’inclinait, le roi le saisit par la main et dit:

– Embrassons-nous, mon cousin, puisque nous sommes amis…

Guise reçut l’accolade en pâlissant. Puis le roi, précédé de ses porte-flambeaux et escorté de son service d’honneur, gagna sa chambre à coucher. Les Guise se retirèrent. Les courtisans s’éloignèrent à leur tour l’un après l’autre.

Catherine de Médicis, malgré son âge, malgré sa faiblesse, était restée jusqu’à la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle à manger et se dirigea vers le cabinet où elle avait laissé Ruggieri… À ce moment, dans la demi-obscurité, un gentilhomme se dressa près d’elle…

– Maurevert! dit sourdement la reine.

– Oui, madame, dit Maurevert en s’inclinant profondément.

Puis il se redressa, regarda la reine dans les yeux, et reprit:

– Ce même Maurevert qui tira sur l’amiral Coligny ce coup d’arquebuse que vous n’avez pas oublié, sans doute. Ce même Maurevert qui vous apporta au Louvre, par un soir rouge de sang, noir de fumée, la tête de l’amiral, et qui sur vos ordres, madame, porta cette tête jusqu’à Rome… Ces temps sont lointains… Ces époques où tous les fidèles serviteurs de l’Église et de la monarchie risquaient leur vie se sont peu à peu effacées de la mémoire de ceux-là mêmes qui ont pour mission en ce monde de se souvenir. Aussi, madame, je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majesté… je vois avec bonheur qu’il n’en est rien…

Catherine de Médicis fixait un sombre regard sur l’homme qui lui parlait avec une sorte d’insolente familiarité. Mais ce n’est pas Maurevert qu’elle voyait… C’était le passé formidable évoqué soudain par la présence de cet homme.

Un instant, elle revécut les terribles journées où la Seine rouge de sang charriait des cadavres, où les incendies faisaient dans la nuit, sur tous les horizons de Paris, de sinistres aurores boréales, où dans l’énorme fournaise retentissaient les cris des mourants, les plaintes des femmes qu’on tuait, les clameurs d’effroi de ceux qu’on poursuivait… Et cette pâleur spéciale des vieillards, qui chez elle était presque livide, se colora d’une furtive rougeur, comme si son cœur glacé dès longtemps se fût mis à battre plus fort.

Un long soupir gonfla sa poitrine décharnée, sous les vêtements noirs Qu’elle portait avec une majesté funèbre. Une seconde, elle baissa la tête, dans une fugitive rêverie comme si ce passé eût été bien lourd à porter. Ces rêveries-là, chez les grands criminels, ressemblent parfois aux remords… Mais Catherine n’était pas femme à se laisser abattre par de vagues regrets – si toutefois ces regrets existaient en elle. Elle examina donc attentivement Maurevert et lui dit:

– Oui, vous avez été un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX.

– Non, madame, dit Maurevert: c’est pour vous ce que j’ai fait…

– Vous fûtes un de ces fidèles soutiens du trône dont vous parliez tout à l’heure…

– Non, madame: mais votre serviteur à vous!…

Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mystérieux et des plus terribles serviteurs qui eussent évolué jadis dans son orbite. Elle savait qu’il ne faisait rien sans motif.

– Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout à coup, où étiez-vous le jour des Barricades?

– Je vous comprends, madame, dit Maurevert. J’étais avec cette tourbe de mariniers qui repoussa Crillon jusque dans l’hôtel de ville. J’ai donc aidé les Parisiens dans leur rébellion. Je suis donc de ceux qui ont forcé le roi de France à sortir précipitamment de Paris. Voici ce que veut dire Votre Majesté!

– Monsieur de Maurevert, continua la reine, que faites-vous depuis le jour des Barricades?…

– Je vous comprends encore, madame! J’ai servi le duc de Guise. Je l’ai servi avec ardeur et fidélité. J’ai fait pour la réussite de ses projets autant que je fis jadis pour la réussite des vôtres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-même. Est-ce bien là ce qu’a voulu dire Votre Majesté?…

– Mais avant, monsieur de Maurevert, depuis une dizaine d’années, qu’êtes-vous devenu?…

– Je vous comprends encore, madame. Depuis une dizaine d’années, je suis l’un des plus actifs propagateurs de la Ligue. Je suis donc un des plus fermes soutiens des prétentions des Lorrains. Et si par hasard le roi se décidait à faire couper le cou à M. de Guise, il est sûr que je serais, moi, à tout le moins pendu. C’est bien là la pensée de Votre Majesté?

– Je vois, monsieur de Maurevert, que vous êtes toujours très intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais enfin, je suppose que ce n’est pas pour me prouver votre intelligence que vous m’êtes venu trouver?…

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