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XVI DEVANT L’ABBAYE

Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret: ce bourreau, elle l’avait sous la main… c’était le bohémien Belgodère, c’est-à-dire le père de celle qui s’appelait Jeanne Fourcaud… de Stella. Pour décider Belgodère à accomplir la hideuse besogne, Fausta lui avait dit:

– Une de tes filles est morte, c’est vrai; mais l’autre est vivante. Si la petite chanteuse meurt, tu reverras Stella…

Mais si puissant que fût dans l’âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n’était besoin d’y faire appel pour décider Belgodère: sa haine contre Claude suffisait…

Le bohémien s’était donc trouvé à l’abbaye, derrière le vieux pavillon, à l’heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt, on l’avait apportée, car étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n’eût pu se soutenir, et elle avait à peine conscience de ce qui se passait. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l’avait couchée sur la croix, et l’avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l’aide de quelques hallebardiers, la croix avait été solidement plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l’abbesse.

Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l’esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l’effroyable besogne fut terminée:

– C’est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m’attendre devant la porte du couvent.

– Stella? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.

Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n’avait plus voulu la quitter!… Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole!… Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien. Sur ce point-là, du moins, elle avait dit la vérité.

– Écoute, dit-elle, jamais je ne fais de serment, car c’est offenser Dieu… Retire-toi en toute confiance à l’endroit que je te dis, et dans une heure, tu verras celle que tu me demandes. Mais si je m’aperçois que tu doutes, si la pensée te vient d’espionner ce qui va se passer ici pour une fois je ferai un serment, et je te jure que ta fille va remplacer sur cette croix celle que tu viens d’y attacher…

À ces mots, Fausta monta lentement, sans se retourner, les marches de marbre. Un instant Belgodère demeura sombre, la tête basse, ruminant des pensées de haine; puis, esquissant un geste de violente menace, il se retira. Ayant jeté un regard sur la crucifiée, il eut un rire silencieux et terrible puis, à grands pas, franchit le terrain de culture, et sortit du couvent comme il en avait reçu l’ordre.

À ce moment même, il vît une litière s’arrêter devant le grand portail. Il reconnut aussitôt les deux hommes qui en descendirent: c’étaient Farnèse et maître Claude.

On a vu que le cardinal seul avait pu pénétrer dans l’abbaye et que Claude s’était retiré sous l’ombrage d’un grand chêne, attendant que le cardinal reparût avec Léonore et Violetta.

Nous avons dit quelle était la tristesse de l’ancien bourreau. Claude avait toujours vécu dans cette atmosphère glaciale de la terreur qu’il inspirait, habitué à entendre sur son passage les hommes grommeler une malédiction, les enfants lui crier des insultes, et les femmes murmurer une prière en faisant un signe de croix et en hâtant le pas…

Il savait parfaitement que cette répulsion qu’il inspirait pouvait et devait s’étendre à tous ceux qui vivaient avec lui… Il frémissait à la pensée que Violetta serait réprouvée comme lui s’il vivait près d’elle. La seule idée que le duc d’Angoulême pût apprendre qu’il était le bourreau lui causait une sorte de vertige.

Claude, à cette situation, avait trouvé une issue: disparaître. Mais si bien disparaître que plus jamais Violetta ne pût être éclaboussée du reflet rouge qui l’escortait… c’est-à-dire mourir!…

Ce bourreau avait un cœur de père, voilà tout. Le sentiment de la paternité avait pris en lui sa forme la plus violente et la plus délicate: se dévouer, mourir pour Violetta, cela paraissait tout simple à maître Claude. Mais mourir, c’était se condamner à ne plus la voir… et ne plus la voir lui semblait bien amer…

Voilà quelles pensées roulaient dans la tête de Claude, tandis qu’appuyé au tronc du vieux chêne, les yeux fixés sur le grand portail, il attendait Violetta, et que machinalement sa main se crispait sur l’aumônière de cuir où il avait enfermé un flacon de poison.

– À quoi peut-il bien songer? ricana Belgodère qui l’examinait de loin.

Et le bohémien gronda:

– Voilà donc celui qui a pendu celle que j’aimais… la mère de mes filles… ma pauvre Magda!… Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvait ses enfants! Un mot! Il n’avait qu’un mot à dire! Et je lui pardonnais la mort de Magda!… Et je me suis traîné à ses pieds et j’ai pleuré!… Il n’a pas eu pitié de la douleur de ce père… il est vrai que ce père n’était qu’un bohémien, un jongleur… Par les étoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!… Je le tiens!…

Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s’avança vers Claude.

Le bourreau, en le voyant s’arrêter devant lui, eut un imperceptible tressaillement et pâlit. La présence de Belgodère à l’endroit et à l’heure mêmes où il devait revoir Violetta fit passer sur son échine le frisson des pressentiments mortels.

– Que veux-tu? demanda-t-il rudement.

– Ne t’en doutes-tu pas? dit le bohémien d’une voix non moins rude.

Ils étaient l’un devant l’autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.

– Passe ton chemin! gronda le bourreau.

– Mon chemin est le tien! grogna le bohémien. D’ailleurs je n’ai que peu de choses à te dire.

– Parle donc, mais hâte-toi! Ou sinon…

– Tu veux que je me hâte, et c’est bien. Voici donc mon maître: lorsque je t’ai vu récemment dans la maison de la place de Grève, je croyais tenir ma vengeance.

Claude, à ce souvenir, serra ses poings monstrueux.

– Il se trouva que tu m’échappas encore! Violetta fut sauvée… Stella était perdue pour moi… et mon autre fille, Flora, mourait sous mes yeux dans le brasier… tu triomphais une fois de plus de ma douleur…

– Monsieur, dit Claude avec une sorte de douceur humiliée, quant à vos deux filles, je vous ai expliqué…

– Bon! ricana Belgodère l’interrompant, voilà que tu m’appelles monsieur tout comme si j’étais chrétien et même gentilhomme…

– Je vous ai expliqué, dis-je, qu’en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien… Hélas! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme!…

– Moi qui n’étais que le père, je n’étais pas digne homme! gronda Belgodère.

– J’eus tort, je l’avoue. Mais maintenant que j’ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi… ne me tentez pas en cette matinée.

– Vraiment, monsieur, tu avoues que tu as eu tort d’arracher au père ses deux enfants!…

– Oui, murmura Claude, comme s’il se fut parlé à lui-même, là fut peut-être le crime que j’ai expié par tant de désolation.

– Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime! Plus que d’avoir supplicié ceux de ma tribu, plus que d’avoir tué Magda, pauvre malheureuse qui ne t’avait rien fait, rien fait à personne, ce fut vraiment là ton crime… Quant à l’avoir expié, c’est autre chose!

– N’ai-je pas pleuré comme tu as pleuré? dit maître Claude en frissonnant.

– Ce n’est pas assez.

– Ne m’as-tu pas enlevé Violetta comme je t’avais enlevé Flora et Stella?…

– Ce n’est pas assez!…

– N’ai-je pas subi la douleur même que tu as subie? N’es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouvais?…

– Ce n’est pas assez!…

À mesure qu’il faisait ces trois réponses, Belgodère s’était redressé, sa voix avait fini par rugir. Le bourreau, au contraire, semblait se courber, de plus en plus écrasé.

– Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu’il te faut. Ce que tu me demanderas, je te le jure par cette journée solennelle, par cette heure où renaît mon cœur pour bientôt mourir, je te l’accorderai!… Mais ensuite, va-t-en!… Par Notre-Dame, je te le dis, bohémien, n’abuse pas de ma patience en un tel moment!… Voyons, dis vite: que te faut-il?

– Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!…

Maître Claude releva lentement la tête et répondit:

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