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– Sois donc satisfait. Car bientôt je ne serai plus!…

– Tu plaisantes, bourreau! Ah çà! que veux-tu que ta mort me fasse? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!…

Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l’arracha, et, monstrueux, terrible, la matraque serrée convulsivement dans sa main, grogna:

– Va-t-en!…

– Je m’en irai tout à l’heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l’annoncer: on va me rendre ma fille… celle qui me reste; c’est déjà quelque chose… Et quand à la petite chanteuse…

Claude fit un pas, leva la matraque et gronda:

– Je te conseille de ne pas proférer ici de menace contre elle. On va te rendre ta fille: c’est bon. Tu dois à ces mots que tu viens de dire de ne pas être assommé déjà. Mais maintenant, va-t-en sans menacer ma fille, à moi!

– Des menaces! hurla Belgodère avec un éclat de rire insensé. Tu ne me connais pas, Clause! Je ne menace pas, moi! Je tue!… Et si je te dis qu’il me fallait le supplice de ta Violetta, c’est qu’à cette heure elle est suppliciée!

Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s’abattit sur l’épaule du Bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux convulsé par la haine, les dents découvertes par l’effroyable sourire de la vengeance satisfaite.

– Tu dis? fit Claude presque à voix basse, tandis qu’un tremblement l’agitait tout entier.

– Je dis, rugit Belgodère avec un juron terrible, je dis que moi, Belgodère, j’ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d’armes gardent cette croix, et qu’à cette heure elle expire! Je dis… Tiens! Écoute!… Voici le glas qui sonne! En ce moment, ta fille…

La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s’incrustèrent dans les chairs… Il ne disait pas un mot. Il était pâle comme un mort, rigide comme une monstrueuse cariatide; seulement, de ses yeux exorbités et rouges d’afflux sanglants, des larmes coulaient l’une après l’autre, et l’on eût dit qu’il pleurait du sang…

Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d’échapper à l’étreinte. À chaque secousse, il reculait d’un pas et entraînait Claude… Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s’enfoncèrent dans la gorge de Claude…

Alors, ils demeurèrent immobiles sous le ciel rayonnant, dans le grand silence paisible où les tintements du glas tombaient un à un comme des gouttes de tristesse mortelle… Debout l’un contre l’autre, pétrifiés dans leur attitude, ils s’étranglaient l’un l’autre.

Cela dura quelques instants… Enfin, les doigts de Belgodère se desserrèrent… sa tête tomba mollement sur ses épaules.

Une seconde encore Claude le tint dans ses doigts, et quand il eut vu les yeux du bohémien devenus tout blancs, quand il eut vu sa face violette, il le lâcha… Belgodère s’affaissa sur place… Il était mort.

Claude se pencha sur lui et posa sa main sur son cœur. Il semblait très calme, si ce n’est qu’il respirait à coups précipités, à demi étouffé qu’il était. Lorsqu’il eut constaté que le bohémien était bien mort, il se releva et regarda autour de lui avec cet étonnement stupide de l’homme qui se fait éveiller et croit faire un méchant rêve.

Les tintements funèbres de la cloche de l’abbaye arrêtèrent son attention; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement, un reflux de la mémoire le ramena dans la réalité.

– Le glas! rugit-il en saisissant ses cheveux à pleines mains. Le glas!…

Et il se rua vers la porte du couvent. La porte était toute grande ouverte. En effet depuis dix minutes, une troupe assez nombreuse venait d’arriver et avait pénétré dans l’abbaye. Ni Belgodère ni maître Claude n’avaient fait attention à cette troupe qui, étant entrée, laissa un homme de garde sous la voûte.

– Halte-là! cria la sentinelle en voyant arriver Claude hagard, échevelé, hurlant et lancé en bonds furieux.

Claude, sur son passage, renversa l’homme sans s’arrêter, sans le voir peut-être, simplement en le heurtant. Et presque aussitôt il s’arrêta, avec une atroce clameur de mortel désespoir:

Il venait de reconnaître Violetta dans les bras du duc d’Angoulême qui l’emportait. Violetta blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!…

À ce moment, le petit duc chancelait… il allait tomber… Claude ouvrit ses bras noueux, ses bras de géant, et reçut le double fardeau: Charles d’Angoulême portant Violetta…

Et d’un furieux effort, il les enleva tous les deux, il les emporta, le pas à peine alourdi par la charge, s’élança au dehors, ses yeux rouges fixés sur Violetta, mordant ses lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d’instinct vers la petite source du calvaire… la source près de laquelle, jadis, Loïse de Montmorency avait été frappée par Maurevert…

Et là, il les déposait tous deux sur le gazon, s’agenouillait, trempait ses mains dans l’eau et baignait le front de la jeune fille qui presque au même instant poussait un soupir, ouvrait les yeux et, dans un sourire, comme elle avait souri dans la salle des exécutions du palais de Fausta, comme alors, murmurait:

– Mon père… mon bon petit papa Claude!

Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son évanouissement, d’intraduisibles minutes d’extase. Ces trois êtres, pendant la période qui suivit la délivrance de Violetta et leur réunion, doutaient encore de leur bonheur. Les questions, les exclamations, les mains serrées cent fois, les baisers éperdus, les larmes, toute cette mimique des gens qui ont longtemps souffert apaisa enfin leur angoisse, et ils purent, avec plus de calme, envisager leur situation.

Pour Charles et pour Violetta, elle était rayonnante; leur félicité les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour, Claude elle était sombre…

Puisque Violetta était sauvée, puisqu’elle était réunie enfin à celui qu’elle aimait, l’heure de disparaître allait sonner pour lui… l’heure de mourir!… Et c’était maintenant, c’était en présence de son enfant qu’il comprenait toute l’horreur contenue dans ce mot: mourir!…

Le duc d’Angoulême avait reconnu en Claude l’homme qu’il avait vu dans sa maison de la rue des Barrés, l’homme au mystère inquiétant qu’il aurait si ardemment souhaité déchiffrer. Mais à ce moment, le pauvre amoureux ne voyait que Violetta, et il lui semblait que jamais il n’arriverait à rassasier ses yeux.

Mais Violetta, elle, ne perdait de vue ni son fiancé, ni celui qu’elle persistait à appeler son père. Certes, c’était pour elle un bonheur inouï que de revoir celui qu’elle aimait, et c’est à peine si elle osait croire à la réalité de cette heure adorable. Mais l’affection filiale qu’elle avait pour Claude avait en elle des racines bien profondes…

Violetta, dans ce moment, vit s’assombrir le visage de Claude. Elle vit que les yeux du réprouvé se fixaient sur Charles… sur le fiancé!… Et par une soudaine intuition du cœur, cette fille charmante comprit la douloureuse vérité!… Elle attacha sur lui un regard attentif, puis dégageant doucement ses mains que le petit duc tenait dans les siennes, elle se jeta dans les bras de maître Claude et posa sa tête sur sa vaste poitrine.

– Mon père, dit-elle, mon bon père, qu’avez-vous?… Pourquoi, en un pareil moment, n’êtes-vous pas rayonnant de joie comme vous l’étiez lorsque vous m’avez retrouvée dans la salle des supplices… lorsque vous m’avez prise dans vos bras?…

– Silence! silence, mon enfant! bégaya Claude en regardant le duc avec terreur.

– Vous pleurez, père!… Vous sanglotez!

– C’est la joie!… Je te le jure…

Elle secoua la tête; ses beaux yeux bleus de violette, avec une étrange sérénité, se posèrent sur son fiancé, tandis que sa joue se reposait encore sur la poitrine de l’ancien bourreau. Peut-être, avec la bravoure d’âme des femmes dans les circonstances d’où leur vie entière peut dépendre, voulait-elle mesurer d’un coup l’amour du duc d’Angoulême. Et ce fut avec une sorte d’héroïsme qu’elle se jeta à corps perdu dans l’explication que Claude voulait éviter en mourant.

– Non, dit-elle avec une fermeté pleine de douceur, tandis qu’elle pâlissait légèrement; non, non, père, ce n’est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment… c’est la douleur. Vous n’êtes pas comme ce jour où, dans la salle des supplices, vous m’avez prise dans vos bras et où vous vous êtes jeté dans la trappe…

– Silence, malheureuse enfant! gronda Claude.

– La salle des supplices! murmura Charles d’Angoulême.

Et il eut dès lors la conviction qu’il allait connaître le secret… que Claude allait cesser d’être un mystère pour lui et qu’il allait apprendre quelque chose de terrible. Claude d’une main cachait ses yeux, et de l’autre cherchait la bouche de Violetta pour la fermer. Pâle de sa résolution, forte de son courage, une flamme d’héroïsme dans les yeux, Violetta reprit:

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