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XXXVIII UN SPECTRE QUI S’ÉVANOUIT

Pardaillan demeura une heure immobile près de ce cadavre. Une profonde rêverie l’emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C’était Maurevert qu’il avait sous les yeux et c’était Loïse qu’il voyait. Il la voyait telle qu’il l’avait vue à la minute de sa mort, au moment où la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jeté ses bras autour de son cou et avait fixé sur lui ses yeux désespérés et radieux… contenant tout le rayonnement de l’amour le plus pur et tout le désespoir de l’éternelle séparation…

Il la voyait étendue sur sa couche; toute blanche parmi les fleurs blanches qu’on avait effeuillées sur elle… Maintenant, Loïse dormait dans le petit cimetière de Margency où elle avait voulu être enterrée…

Et maintenant, aussi, l’assassin de Loïse gisait à ses pieds, Maurevert était mort!…

Alors il sembla à Pardaillan qu’il n’avait plus rien à faire dans la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul, affreusement seul, n’ayant plus rien pour le soutenir…

Un instant, l’image de Fausta passa devant ses yeux, mais cette image, il la regarda passer avec une morne indifférence. Puis ce fut Violetta, le petit duc d’Angoulême, et quelque chose comme un triste sourire erra sur ses lèvres…

Puis ce fut le doux visage d’Huguette, de la bonne hôtesse, et Pardaillan murmura:

– Là, peut-être, trouverai-je réellement la pierre où le voyageur repose sa tête fatiguée…

Longtemps, il fut en proie à cette dangereuse rêverie qui pouvait le conduire à nier la vie et à désespérer de tout, lui qui était une vibrante synthèse de vie, une espérance vivante et agissante. Le pas alourdi d’un bûcheron qui passait l’arracha à sa contemplation.

Il se réveilla, se secoua, et, appelant le bûcheron, le pria de lui prêter une pioche qu’il portait, et lui offrit un écu en récompense. Le bûcheron, apercevant le cadavre, obéit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse dans la terre dure de gelée. Quand elle fut assez profonde, il y plaça le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au bûcheron, qui lui dit:

– Ce cheval est fourbu… Puis-je le prendre?

– Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n’en a plus besoin.

Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongée avait reposé; il passa la bride sous son bras; et, à pied, suivi par la bête il prit le chemin de Châteaudun.

Une lieue plus loin, il se remit en selle, et, d’un temps de trot, gagna Châteaudun, où tout était sens dessus dessous, comme à Beaugency, à cause de la nouvelle qui, partie de Blois, se répandait à travers la France dans tous les horizons comme les ondulations de l’eau où on vient de jeter une pierre. Là, comme partout ailleurs, les partisans de Guise s’armaient, sanglotaient et criaient vengeance.

– Que m’arriverait-il, songea Pardaillan, si, m’avançant vers ces gens, je leur disais: «C’est moi qui ai tué votre duc en loyal combat?…»

Il s’arrêta dans une bonne auberge et y passa la nuit. Le lendemain matin, étant remonté à cheval, il reprit le chemin de Blois, où la première figure qu’il vit en entrant fut celle de Crillon, le brave Crillon, occupé à refouler une foule de bourgeois qui criaient à tue-tête:

– Mort à Valois! Vengeons notre duc!…

– Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu’il vit que la besogne était terminée et que la rue était libre.

Crillon aperçut Pardaillan et poussant vers lui son cheval, lui tendit la main.

– J’ai un service à vous demander, dit Pardaillan.

– Dix, si vous voulez!

– Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrêté l’autre jour, dans l’hôtel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui n’y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberté…

– Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon. Je les conduirai moi-même hors la ville.

– Merci. Voulez-vous avoir l’obligeance de leur dire qu’on les attend à Orléans? elles savent où…

– Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde à Larchant.

– Bah! il veut donc être éclopé des deux jambes?…

Crillon se mit à rire.

– D’ailleurs, reprit-il, Sa Majesté vous protégerait au besoin. Venez, je vais vous présenter…

– Pourquoi faire?…

– Mais, fit Crillon stupéfait, parce que le roi veut vous voir et récompenser celui qui…

– Oui, mais moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure. Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de dire que vous ne m’avez pas vu.

– Soit! fit Crillon ébahi.

Ils se serrèrent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l’intérieur de la ville, où régnait ce grand silence, coupé parfois par de soudaines rumeurs d’imprécations, comme on voit dans les villes au moment des émeutes.

– Drôle d’homme! maugréa Crillon en regardant Pardaillan s’éloigner. Du diable si j’arrive jamais à comprendre une pareille nature…

Pardaillan se dirigeait vers l’Hôtellerie du Château, où on se rappelle qu’il logeait avant que Crillon ne l’eût conduit à l’appartement de Ruggieri… Il y chercha Jacques Clément, et ne l’y trouva pas.

– Bon! pensa-t-il, il sera reparti pour Paris…

Et il reprit la chambre qu’il avait occupée précédemment avec l’idée de se remettre en route après deux jours de halte.

Pardaillan se donnait à lui-même comme prétexte qu’il avait besoin de repos. En réalité, il avait surtout besoin de réfléchir, de se retrouver, de voir clair en lui-même et de prendre une décision d’où il sentait que sa vie à venir allait dépendre.

En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu fuir, que le duc de Mayenne s’était également échappé de Blois, ainsi que tous les seigneurs de marque qui avaient afflué dans la ville au moment des états généraux. Ainsi, Henri III n’avait pas profité de sa victoire.

Seul, le cardinal de Guise avait succombé; il avait été lardé de coups de poignard le jour même où Pardaillan rentra dans Blois.

Le surlendemain de sa rentrée à Blois, Pardaillan apprit que le roi était parti pour Amboise. Henri III disait qu’il voulait voir ses prisonniers. En réalité, il n’était pas fâché de s’éloigner de Blois; en effet, la ville réduite au silence par Crillon, la ville où régnaient cet ordre et cette tranquillité terribles qui laissent présager un prochain éclat de colère, n’inspirait qu’une médiocre confiance au roi.

Pardaillan, lui, après s’être promis de partir au bout de quarante heures, resta. D’abord parce qu’il était indécis, irrésolu, et qu’il écartait de sa pensée ce point d’interrogation formidable qui l’obsédait:

«Irai-je ou n’irai-je pas à Florence?»

Ensuite, parce qu’il s’était lié d’étroite amitié avec le brave Crillon qui, pendant l’absence du roi, était gouverneur du château et de la ville de Blois. Pardaillan, conduit par Crillon, avait fait visite au capitaine Larchant et lui avait dit:

– Je regrette d’avoir jeté ce lampadaire avec assez de maladresse pour vous casser une jambe.

– Alors que vous vouliez simplement m’assommer, fit Larchant qui, étendu dans son lit, et la jambe bandée, pestait fort contre cette infirmité temporaire.

Pardaillan avait souri et ajouté:

– Si j’éprouve du regret pour votre jambe cassée, c’est un vrai désespoir que m’eût causé l’assommade d’un grand capitaine comme vous.

Quelques jours s’écoulèrent. La fin de l’année se passa dans une tranquillité relative. Cependant, on apprit le 3 janvier que Mayenne avait réuni une armée et qu’il se dirigeait sur Paris, acclamé tout le long du chemin par les populations révoltées. Crillon avait environ dix mille hommes de troupes campées sous Blois. Il se tint prêt à tout événement… mais le roi ne rentrait toujours pas.

Cependant, le 5 au matin, Pardaillan étant descendu dans la grande salle pour se rendre ensuite au château où tous les jours il allait voir Crillon, apprit que le roi était revenu dans la nuit. Du moins, c’était la rumeur qui courait dans l’auberge. Comme il allait sortir, il vit entrer par la porte du fond de la salle qui communiquait avec l’escalier du premier étage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage, s’avançait vers la porte de sortie.

«Je connais cette tournure-là!» fit en lui-même Pardaillan qui tressaillit.

Et il se plaça devant le moine qui traversait la salle. Le moine s’arrêta un instant, puis murmura:

– Venez…

Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clément!… Et rapprochant dans son esprit cette soudaine apparition du moine avec le bruit qui courait du retour d’Henri III…

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