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«Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister à quelque grand événement, et que si ma rapière a déjà changé la face de l’histoire de ces temps en rencontrant la poitrine du chef de la sainte Ligue, il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l’histoire de la monarchie. Il faut que je vois cela!»

Et il se mit à suivre Jacques Clément qui était sorti. Sur la place à vingt pas du porche du château, Jacques Clément s’arrêta.

– Ainsi, dit Pardaillan, vous êtes revenu à Blois?

– Je ne suis pas revenu, dit le moine d’une voix sombre; je ne me suis pas éloigné un instant de ma chambre; je savais que vous étiez dans l’auberge; mais j’ai voulu être seul… seul avec moi-même, seul avec ma conscience, seul avec Dieu qui me parlait!

– Ah! fit Pardaillan narquois, et que vous disait-il?…

– Qui cela? demanda Jacques Clément de cette voix fiévreuse et affolée qu’il avait par moment.

– Mais Dieu!… Ne venez-vous pas de me dire que vous aviez eu un entretien avec lui dans cette chambre d’auberge où vous étiez terré?… Allons, tenez, rentrons, vous grelottez la fièvre… cela vient de l’eau que vous buvez en abondance et de la famine que vous vous infligez…

– Pardaillan, gronda le moine en saisissant la main du chevalier, l’heure est venue… Rien ni personne ne pourra m’empêcher de tuer Valois ce matin. Voilà quinze jours que je guette son retour… Dieu me l’envoie enfin!… Et Dieu a voulu aussi vous faire rester à Blois afin que vous m’aidiez…

– Hein? s’écria Pardaillan étourdi.

– J’ai compté sur vous! dit le moine. Oui, j’ai la fièvre; oui, ma tête brûle, mais mes pensées sont d’une clarté terrible. Je vous ai guetté, j’ai vu l’amitié qui vous lie à ce soudard de Crillon; et moi, qui doutais de Dieu dans mes insomnies effroyables, moi, qui cherchais en vain le moyen de pénétrer au château, j’ai vu dans cette amitié l’intervention divine…

– Diable, diable! Vous croyez?…

– Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au château. Présentez-moi à Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut que j’entre…

– Ainsi, vous avez compté sur moi pour vous aider à tuer le roi?

Pardaillan devint grave et réfléchit une minute, non sur la décision qu’il allait prendre, mais sur la manière de communiquer cette décision à Jacques Clément.

– Mon cher ami, dit-il enfin, écoutez-moi bien. Si vous me disiez: «Tout à l’heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le témoin de mon adversaire», je vous répondrais: «Très bien, allons nous couper la gorge avec cet inconnu.» Si vous étiez attaqué, fût-ce par dix rois, et que vous m’appeliez à l’aide, je tomberais sur les dix rois à bras raccourcis, et si Valois était dans le tas, peut-être aurait-il à se repentir d’avoir porté la main sur vous. Mais vous me demandez de vous conduire par la main jusqu’à celui que vous voulez tuer, non pas en duel, mais d’un coup porté au moment où il s’y attendra le moins… et… que voulez-vous que je vous dise? Cela me dérange dans mes habitudes…

– Vous refusez?

– De vous aider dans un assassinat, oui, dit Pardaillan avec une grande douceur.

Jacques Clément demeura atterré et passa une main sur son front livide.

– Malédiction! murmura-t-il sourdement.

À ce moment précis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et s’avancer vivement vers lui.

– Vous connaissez ce révérend père? dit le capitaine en rejoignant le chevalier.

– Je le connais, dit Pardaillan.

– Cela suffit, reprit Crillon. Mon père, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques Clément, le chapelain n’est pas au château. La reine mère, malade, demande un confesseur à l’instant même. Suivez-moi, je vous prie… C’est Dieu qui vous envoie!…

Jacques Clément saisit le bras de Pardaillan stupéfait, et, d’une voix qui le fit frissonner:

– Vous entendez?… C’est Dieu qui m’envoie!…

Et le moine, à grands pas, suivit Crillon.

– Fatalité! murmura Pardaillan, pétrifié, frappé d’une sorte d’horreur.

Jacques Clément entra dans le château à la suite de Crillon, qui, rapidement, se dirigeait vers l’appartement de Catherine de Médicis, situé au rez-de-chaussée.

Chose étrange: personne ne semblait se préoccuper de cette maladie de la vieille reine, qui pourtant devait être bien grave puisque Catherine voulait un confesseur. Et, en effet, depuis huit jours que la mère du roi était malade, c’est à peine si on s’en était inquiété dans le château. Les laquais eux-mêmes et les servantes n’accomplissaient leur office qu’avec une sorte de répulsion.

Ce fut une chose effrayante que cette indifférence de tous devant l’agonie de Catherine de Médicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidèle jusqu’au bout.

Cette femme qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa main la destinée du royaume, s’éteignait sans que nul songeât à elle. Elle représentait une autre époque… Son fils Henri… ce fils qu’elle avait tant aimé, ne la supportait plus qu’avec une visible impatience… À la cour, c’était une mode de traiter la reine mère en intruse qui ne se décide pas à prendre congé.

Avec Catherine mourait l’âge de fer… C’était un spectre du passé qui entrait dans l’oubli… Crillon, en allant chercher un confesseur pour Catherine mourante, accomplit donc un acte de brave homme… une espèce de charité.

Jacques Clément, en approchant de l’appartement de la reine, remarqua parfaitement cette solitude, cette indifférence, tandis que le reste du château retentissait du bruit des armes, des conversations et même d’éclats de rire. Au moment où Crillon allait pénétrer dans l’antichambre, le moine l’arrêta en le touchant au bras.

– Où est-il? demanda-t-il.

– Il ne s’agit pas du roi, messire, fit l’homme d’armes; c’est la vieille reine qui est malade.

– Oui… Mais où est le roi?…

– Le roi?… Au château d’Amboise. Entrez, je vous prie…

Jacques Clément avait grincé des dents.

– Le roi n’est pas rentré cette nuit, comme on le disait? gronda-t-il.

– Non. Mais entrez…

Jacques Clément étouffa un rugissement de désespoir. Mais comme Crillon ouvrait une porte, il eut un geste d’imprécation, et, sombre, farouche, entra. Crillon se retira…

Jacques Clément se trouvait dans une pièce obscure où pesait une infinie tristesse. Bien qu’il fît jour au dehors, les rideaux étaient fermés et un flambeau de cire se consumait sur la cheminée. On eût dit que cette funèbre lueur était là pour montrer les ténèbres qui s’épaississaient aux angles…

Au bout de quelques instants, le moine vit un lit… et, dans ce lit, une femme vieille, ridée, livide, qui le regardait de ses grands yeux étrangement lumineux. Et cette clarté funeste dans ce visage immobile donnait à cette tête le masque d’une morte qui ouvrirait les yeux pour contempler les mystères d’outre-tombe. Il s’en dégageait une morne tristesse qui ne ressemblait pas à la tristesse d’une figure humaine.

Autour du lit, il y avait comme une magnétique irradiation de terreur et les ténèbres amoncelées dans les angles vibraient de l’épouvante. Mais Jacques Clément était alors inaccessible à la peur… Il songeait seulement ceci:

«La mère d’Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c’est le fils d’Alice de Lux…»

Cependant, un mouvement de la vieille reine l’arracha brusquement à sa rêverie. D’un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait signe d’approcher. Elle murmura:

– Plus près, mon père, plus près…

Il vint à pas lents et s’arrêta tout contre elle, au chevet du lit. Catherine de Médicis le regarda, et, dans son souffle haletant, dans cet indistinct murmure qu’ont les agonisants, reprit:

– Vous n’êtes pas le chapelain du château…

– Non, madame, dit Jacques Clément; le chapelain est absent; je passais par hasard devant le château, et c’est moi qu’on a appelé pour assister la mère du roi de France…

– Tant mieux, murmura Catherine, peut-être parce qu’elle préférait se confesser à un moine inconnu, ou peut-être parce qu’elle disait une chose qui répondait à une pensée d’agonie.

Mais Jacques Clément frémit et répéta:

– Oui… tant mieux…

– Mon fils? demanda la mourante. Où est mon fils?…

– Le roi est à Amboise, madame…

Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermés. De ces paupières soudées descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides… Et elle dit:

– Je ne le verrai donc plus?… Je meurs, et mon fils n’est pas là… Parmi tant de morts horribles que j’ai redoutées, celle-ci est la plus terrible… Ô mon fils, je t’ai tant aimé… et mes yeux, en se fermant pour toujours, n’emporteront pas ton image dans la tombe…

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