XXIX LES CLEFS DU CHÂTEAU
Le surlendemain, il y eut, sur convocation du roi, séance solennelle des états généraux. Après la messe qui fut célébrée par le vieux cardinal de Bourbon, Henri III se rendit à la salle des séances.
Comme pour bien marquer un contraste avec le duc de Guise, qui ne venait jamais au château qu’avec une imposante escorte, le roi avait donné l’ordre de placer dans la grande salle le nombre de gardes strictement exigé par l’étiquette. Cette preuve de confiance absolue inquiéta la noblesse et stupéfia le clergé. Le Tiers fut le seul à l’approuver par l’attitude plus déférente qu’il prit.
Quant à Guise, en voyant que le roi ne venait escorté que de quelques gardes, il pâlit et expédia aussitôt Mayenne dans la cour carrée pour recommander à ses gentilshommes de se tenir prêts à tout.
Le roi prit place sur son trône, et Guise, en sa qualité de grand maître, s’assit devant lui, au pied des degrés. Alors le roi commença un assez long discours dans lequel il établit en substance que le royaume était fatigué de ces luttes intestines, et qu’il fallait en finir. Il adjura fortement les trois ordres de l’aider à pacifier les consciences, et pour preuve de cette pacification des consciences, se déclara prêt à entreprendre l’extermination de l’hérésie. Puis, il affirma qu’il rendait les députés responsables devant Dieu et les hommes s’ils ne le secondaient loyalement dans ses intentions.
En quittant la salle des séances, le roi avait regagné ses appartements et tenu réception dans le salon d’honneur qu’on montre encore aux voyageurs visitant le château de Blois. Peut-être le duc de Guise avait-il répandu quelque mot d’ordre parmi les siens, car les députés de la noblesse se montraient joyeux et empressés, ce qui terrorisait le malheureux roi en proie aux affres de l’épouvante et s’attendant à chaque instant à recevoir le coup de poignard.
Cependant, Henri III faisait bon visage parmi tous ces ennemis mortels qui lui souriaient. Et c’eût été un effroyable spectacle pour l’Asmodée qui eût pu, sous ces masques, lire clairement la terreur et la haine. Et il ne fallait pas peu de courage à Henri III pour se montrer paisible. Il était d’ailleurs soutenu par le regard fixe et ferme de Catherine, qui ne le quittait pas des yeux et jouait cette suprême partie avec la force d’âme et l’intrépidité d’une mère qui veut sauver son fils…
Son plan était admirable. Il consistait à inspirer à Guise une sécurité absolue.
Le roi commença par prendre à part le duc de Mayenne et lui promit le gouvernement du Lyonnais. Mayenne se confondit en remerciements sincères, et dans son gros bon sens pensa:
«Ouais!… Si Henri tient parole, il me donne plus que ne me donnerait mon frère. Seulement… tiendra-t-il parole?…»
Au cardinal de Guise, Henri III promit la légation d’Avignon. À M. d’Espinac qui venait de lancer un libelle contre lui, il dit à haute voix:
– Un homme de votre valeur est précieux. À dater d’aujourd’hui, vous faites partie de mon conseil privé.
Rencontrant Maineville, il ajouta:
– Je sais combien M. le duc vous estime. Cela seul me serait un garant si je n’avais pour vous la même estime. Monsieur de Maineville, j’ai donné l’ordre à ma chancellerie de préparer votre brevet de nomination au Conseil d’État.
Pendant une heure, selon une liste arrêtée dans la nuit même, le roi fit pleuvoir les faveurs autour de lui… Les royalistes enrageaient, les ligueurs allaient d’étonnement en stupéfaction… Guise songeait:
«Il se livre à nous pieds et poings liés…»
Enfin, après avoir évolué, souri, chuchoté des promesses, distribué des rentes, Henri III, sur un signe de sa mère, porta le dernier coup.
– Monsieur le duc? fit-il à haute voix.
– Me voici, sire! dit le duc de Guise qui, tout en surveillant ces évolutions du coin de l’œil, causait d’un air riant avec Crillon.
À l’appel du roi, le Balafré s’élança et s’inclina devant Sa Majesté.
– Vous êtes grand maître, duc? fit le roi.
– Je le suis, en effet, répondit Guise.
– Comment se fait-il, en ce cas, que vous ne jouissiez pas pleinement de toutes les prérogatives attachées à votre dignité?…
– Sire… je ne comprends pas, dit le Balafré sur ses gardes.
– Morbleu! reprit Henri III en jetant un regard de colère sur sa mère et sur Crillon, je veux que toutes ces défiances finissent! Je veux que la paix ne soit pas seulement dans les paroles, mais dans les actes!… Je ne veux plus de ces suspicions qui me rompent la tête, et puisque c’est le grand maître qui doit tenir les clefs du château, dès ce soir, duc, vous aurez les clefs!…
À ces mots, il se fit un grand silence, puis presque aussitôt un grand murmure où il y avait de la stupéfaction chez les royalistes, une joie sourde chez les guisards, et presque de l’admiration pour tant de confiance.
C’était en effet une des prérogatives du grand maître que de détenir et d’emporter tous les soirs les clefs du château. Mais jamais Guise n’eût osé la réclamer, cette prérogative, sous peine d’avouer ouvertement qu’il avait de mauvais desseins contre le roi. Henri III, en offrant lui-même de confier les clefs du château au duc de Guise en de pareilles circonstances, faisait donc preuve ou d’une sublime confiance, ou d’un incroyable aveuglement.
On peut dire que c’était là un coup d’une prodigieuse habileté. Ses résultats immédiats furent: d’une part, que les seigneurs royalistes se promirent de veiller plus que jamais à la sûreté du roi; d’autre part, que les Guise se trouvèrent comme déroutés, désemparés. Leur plan d’attaque était changé: il fallait ou se servir de ce nouvel avantage, ou étudier les pièges qu’il pouvait cacher.
Cette nouvelle situation des esprits se traduisit par une sorte de trêve tacite, comme était tacite le formidable duel engagé entre les deux partis.
Le roi avait-il préparé un guet-apens? Ou bien réellement se livrait-il?… Voilà la question qui se posait.
La trêve dura un mois, c’est-à-dire jusqu’aux environs de la Noël. Pendant ce temps, il y eut force conciliabules en différentes maisons de la ville. Pendant ce temps aussi, la duchesse de Nemours, mère des Guise, arriva à Blois. Pendant ce temps, enfin, le roi accumula les preuves de son effacement, on eût pu dire de son écroulement.
Il n’en est pas dans l’histoire de beaucoup plus dramatiques et émouvantes que celle-ci.
Pour revenir à la scène que nous racontions, le duc de Guise, lorsque le roi eut fini de parler, dut faire un violent effort sur lui-même pour ne trahir ni la joie ni l’inquiétude qui l’envahissait à la fois. Ce qui lui parut le plus favorable dans cette minute critique, ce fut d’être aussi naturel que le roi l’avait été. En conséquence, il s’inclina de l’air d’un homme qu’une pareille proposition n’avait pu surprendre, et dit:
– Je remercie Votre Majesté de l’honneur qu’elle veut bien me faire. Je garderai les clefs du château, puisque le roi le veut. Mais je ne les garderai qu’autant que cela plaira à Votre Majesté, car il n’est jamais entré en mon esprit de réclamer pour moi l’application d’un privilège aussi périlleux…
Guise, comme nous avons pu le voir déjà, manquait d’à-propos dans ses réparties. Peu s’en fallut que le roi ne lui répondît: «Mais, monsieur, c’est non seulement un privilège pour vous, mais encore un devoir de garder les clefs, car en votre qualité de grand maître, vous êtes préposé à ma sûreté personnelle…»
Un regard de Catherine arrêta le roi à temps. Il se contenta de sourire et, ayant fait appeler le capitaine Larchant, lui donna l’ordre de remettre tous les soirs au duc de Guise les clefs de la forteresse.