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V L’AUBERGE DU CHANT DU COQ

Henri III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l’hôtel de M. de Cheverni où, s’étant débarrassé de sa chemise de bure et ayant revêtu les habits qu’il portait avec une grande élégance, il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes. Parmi eux se trouvaient Sainte-Maline, Chalabre et Montsery.

Le roi, de belle humeur, causait familièrement avec eux, tout en dirigeant contre une excellente volaille une attaque soutenue par les vins de Bourgogne qu’il affectionnait. Il faisait avec beaucoup de verve le récit de ce qui s’était passé à l’hôtel de ville et interrogeait ensuite Chalabre sur le séjour qu’il avait fait à la Bastille, lorsque tout à coup parut un envoyé de la reine-mère qui lui dit quelques mots à l’oreille.

– Dites à madame la reine que je me rendrai auprès d’elle aussitôt après la réfection, répondit tout haut Henri III.

Et il continua de dîner, riant et plaisantant, s’extasiant sur l’adresse avec laquelle Chalabre et ses deux amis étaient sortis de la Bastille. Car les trois spadassins se gardèrent bien de raconter qu’un certain Pardaillan leur avait ouvert les portes.

Comme le roi se levait de table, le même envoyé de Catherine reparut.

– La reine est impatiente de connaître la déconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j’y vais…

Et cette fois en effet, il se dirigea vers l’appartement de sa mère.

– Dieu soit loué! s’écria la vieille reine en le voyant.

– Qu’avez-vous donc, madame? s’écria le roi. Vous voilà toute pâle, comme si vous veniez de courir quelque grand risque.

– Le risque était pour vous, mon fils… risque de mort!

Henri III pâlit et regarda autour de lui avec inquiétude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant:

– Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjuré, pour l’instant…

– Pour l’instant!… Mais ce danger, madame, pourrait donc se représenter?…

– J’espère que non, si vous écoutez mes avis. Au nom du ciel, mon fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli être tué tout à l’heure?

– Tué! balbutia le roi. Et par qui?… Par M. de Guise?…

– Sinon par lui, du moins par une de ses créatures. Lisez ceci.

La reine tendit à Henri III la missive qu’elle venait de recevoir. Le roi s’assit dans un fauteuil pour lire plus à son aise, dit-il, mais en réalité parce qu’il sentait ses jambes se dérober sous lui.

– Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l’ordre des Jacobins! Il n’est pas de monastère ou couvent qui puisse se vanter d’avoir échappé à mes bienfaits. Les Jacobins en particulier ont reçu plus d’or qu’on ne reproche à Épernon d’en avoir gaspillé. Je connais le prieur Bourgoing; c’est un homme qui a le mot pour rire et qui est incapable d’avoir trempé dans une aussi noire trahison… Qu’en pensez-vous, madame?

– Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus étonnante que j’aie vue. Vous parlez de vos bienfaits. Pauvre enfant! En êtes-vous encore à ignorer que le bienfait engendre la haine, et qu’il est plus facile de pardonner à la main qui frappe qu’à la main qui donne? Vous avez fondé la confrérie des Pénitents blancs. Il n’est pas un seul de vos confrères que vous n’ayez caressé par quelque cadeau ou quelque prébende. Et vous avez vu les Pénitents blancs se mettre dans la procession des Guises!

– C’est pardieu vrai! gronda sourdement le roi qui tomba dans une rêverie profonde… Jacques Clément! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à ce Clément? Ah! ma mère, si on se met à tuer les rois, que vont devenir le peuple et la religion?

– Si on se met à tuer les rois, dit Catherine de Médicis, les rois n’ont qu’à se défendre. Défendez-vous, mon fils. Chartres, vous l’avez dit vous-même, est trop près de Paris. Eh bien, que dès demain votre départ pour Blois se prépare. Une fois en sûreté dans le vieux château, une fois votre personne à l’abri des fossés, des grilles, des remparts et des gardes, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple… et la monarchie. En attendant, il faut à tout prix retrouver ce moine, s’il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible. Henri III sourit. L’idée d’une chasse à l’homme le séduisait, et il rentrait là dans son élément.

– Soyez tranquille, ma mère, dit-il en se levant et en se retirant. Si l’homme est encore dans Chartres, il ne m’échappera pas. Je vais lancer sur lui trois limiers qui ont suivi à la piste et forcé plus d’un gibier autrement redoutable qu’un moine jacobin.

La vieille reine, demeurée seule, pressa son front ridé dans ses doigts maigres et jaunes comme de l’ivoire.

– Clément! murmura-t-elle. Où ai-je entendu déjà ce nom?… Il y a longtemps… bien longtemps… Qu’est-ce que ce Clément? Il faut que je le sache… allons voir Ruggieri!

Elle traversa rapidement deux pièces et aboutit à un escalier qu’elle se mit à monter. L’escalier conduisait aux combles de l’hôtel de Cheverni.

Là, dans un de ces combles aménagés en chambre, assis à une table couverte de papiers, la tête dans les deux mains, rêvait ou lisait un personnage que nous avons entrevu au début de cette histoire: c’était l’astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigué, mais travaillant toujours à son rêve, courant toujours après la chimère, l’insaisissable chimère, qui fuyait dès qu’il croyait la tenir enfin… La pierre philosophale!… L’élixir de vie éternelle!…

Ruggieri, ayant levé la tête, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences étaient liées. L’une, reine de nom et de fait, maîtresse dans un royaume qu’elle gouvernait sous le nom de son fils; l’autre, roi des songes prestigieux, si loin et si près l’un de l’autre, si dissemblables et si pareils, tous deux assoiffés d’impossible.

– Eh bien, Majesté, fit Ruggieri en repoussant les papiers qu’il avait devant lui, vous avez vu Loignes? Guéri, bien guéri, tel qu’il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son cœur: une belle haine bien féroce contre le duc… En vérité, ajouta-t-il plus lentement, si Guise doit mourir bientôt, ce ne peut être que de la main de Loignes…

– Je ne suis venue te parler ni de Loignes ni de Guise, dit sourdement la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!…

– Et cela vous étonne, madame?…

– On veut me tuer mon fils, reprit la reine en frissonnant. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le cœur?… Tu le sais… mon fils, c’est ma vie. J’ai pleuré, j’ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j’avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu’est-ce que je vais devenir, moi?

Ruggieri s’était levé et se promenait, la tête penchée.

– Les misérables! continua Catherine avec un accent sauvage. Ils n’ont jusqu’ici frappé que la reine. S’ils osent s’en prendre à la mère, je veux que dans les siècles on se rappelle avec épouvante la vengeance de Catherine, mère d’Henri!… Ruggieri, ce sont les Guises, vois-tu. Quel cauchemar! Lorraine et Béarn sont deux fantômes qui assiègent mes derniers ans… Malheureuse! Jusqu’ici, du moins, je n’avais qu’un trône à défendre, et maintenant, c’est la vie de mon fils qui est menacée!…

– Je ne crois pas, dit Ruggieri, que le roi de Navarre veuille recourir à de tels moyens: il a la partie trop belle!…

– Ce sont les Guises, te dis-je… J’en suis sûre!… Ils ont armé contre Henri le bras d’un moine…

– Un moine?…

– Oui. Un Jacobin. Le moine devait frapper aujourd’hui. Il n’a pas osé peut-être. Mais une autre fois, il osera! Et si ce n’est lui, ce sera quelque autre… Mais ce n’est pas cela qui m’épouvante le plus… Ruggieri, ce moine, ce Jacobin porte un nom qui me ramène au passé… nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même… Où?… Quand?… Ta mémoire, ton admirable et féconde mémoire va m’aider.

Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.

– Ce moine, reprit-elle brusquement, s’appelle Jacques Clément… Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?…

L’astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Ses yeux lancèrent un éclair qui s’éteignit aussitôt. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d’une voix où il y avait de la terreur et de la pitié:

– Vous dites que cet homme qui veut tuer votre fils s’appelle Jacques Clément?

– Oui, balbutia Catherine, c’est bien là son nom…

Ruggieri lâcha la main de la reine, se recula, se croisa les bras, et murmura sourdement:

– En ce cas, madame, vous avez raison d’avoir peur!… Oui, l’heure est venue pour vous de trembler, et pour le roi de se garder!… Tremblez, Catherine! Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance! Faites goûter devant vous le vin, l’eau, le pain, le fruit qui vous sont destinés, à vous ou au roi! Faites surveiller toute personne qui vous approchera, vous ou le roi! ou plutôt, que nul ne vous approche, si ce n’est vos plus fidèles serviteurs! Et encore!

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