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– Ruggieri, Ruggieri, tu m’épouvantes!… Cet homme!… Oh! cet homme!… qui est-ce?…

– Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, puisqu’il vécut, a fait d’avance le sacrifice de sa vie, et rien au monde ne pourra l’empêcher de frapper s’il peut vous rejoindre, vous ou le roi!… Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous!… Catherine, rappelez-vous! L’amant d’Alice de Lux s’appelait Clément! Et Jacques Clément, c’est le fils d’Alice de Lux!…

La reine demeura immobile, les yeux exorbités, les mains jointes nerveusement, comme si elle eût vu tomber la foudre à ses pieds. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla:

– Le fils d’Alice de Lux!… mon fils condamné!…

Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel et, à pas tremblants qui voulaient en vain se hâter, elle gagna la porte et disparut.

Ruggieri était demeuré à la même place et méditait. Au bout de quelques minutes, il ouvrit une petite boîte dans laquelle se trouvaient quelques pilules – probablement une substance fortifiante qu’il avait composée – et il en avala une. Puis il s’enveloppa d’un manteau et descendit.

Dans le grand vestibule de l’hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient tandis que, dans la cour, des gardes montaient leur faction. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s’écartaient de lui.

Ruggieri, sans daigner s’apercevoir de l’impression qu’il produisait, cherchait des yeux quelqu’un dans cette foule, et ayant enfin aperçu Chalabre, marcha droit à lui et lui dit:

– Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu’à vos deux amis.

– À vos ordres, seigneur.

Il suivit donc l’astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l’accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s’arrêta:

– Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté le roi… Je sais que vous êtes de ses plus fidèles… Je sais aussi que vous êtes braves, hardis, et que vous n’avez pas peur, à l’occasion, de trouer une poitrine humaine…

– Quand c’est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s’inclinant.

– Justement, reprit vivement Ruggieri, c’est de cela qu’il s’agit… Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un grand danger menace Sa Majesté… un homme est venu à Chartres, dans l’intention…

– De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.

– Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery.

– C’est cela même, fit Chalabre.

– Voilà qui simplifie beaucoup ce que j’avais à vous dire, reprit Ruggieri avec un geste de satisfaction. Messieurs, il faut que ce moine meure!

– C’est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.

– Toute la question est là, dit Ruggieri. Connaissez-vous ce moine? Comment allez-vous le retrouver? Par où allez-vous commencer vos recherches? Comment vous y prendrez-vous pour qu’elles aboutissent dès aujourd’hui… s’il n’est pas trop tard… si ce moine n’est pas déjà sur la route de Paris?…

Les trois jeunes gens se regardèrent. Ces questions de Ruggieri répondaient en effet à leur préoccupation.

– Nous étions en train de dresser notre plan de campagne, dit Chalabre, quand vous m’avez abordé. Auriez-vous un bon renseignement à nous donner?

– Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l’homme?

– Non!…

– Vous ne l’avez jamais vu?…

– Non!…

– En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi! S’il est encore dans la ville, je réponds de le trouver. Restez donc à l’hôtel, ne vous écartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant, empêchez d’entrer chez lui quiconque vous ne connaissez pas… Si le roi vous demande pourquoi vous n’êtes pas en campagne, répondez-lui que la reine-mère vous a donnés l’ordre de veiller sur lui, et si la reine vous interroge, répondez que je suis à la recherche du moine. Attendez-moi dans l’hôtel, et quand vous me verrez revenir, c’est que ma besogne à moi sera terminée et que la vôtre commencera. Allez, messieurs…

Ruggieri ayant parlé, s’éloigna aussitôt. Pas un instant l’idée ne vint aux trois spadassins de s’étonner du ton d’autorité qu’avait pris l’astrologue et de résister aux indications ou plutôt aux ordres qu’il venait de leur donner. Ruggieri passait pour entretenir des cordiales relations avec les puissances infernales, et il leur semblait que seul ce sorcier pouvait, parmi tant de moines venus à Chartres, retrouver celui qu’il s’agissait d’expédier ad patres en bonne et due forme. Ils rentrèrent donc à l’hôtel, et se conformant aux instructions qu’ils avaient reçues, se mirent à monter la garde devant la porte du roi.

Toute la journée, ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi reçut ses gentilshommes comme d’habitude, et leur annonça le départ pour Blois. La présence des trois spadassins qu’il avait chargés de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais habitué à garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire et supposa que le moine avait réussi à fuir.

Le résultat de ses réflexions fut qu’il modifia la date du départ pour Blois, et décida que dès le lendemain on se mettrait en route. Puis il s’alla coucher en recommandant à Crillon de doubler partout les gardes. Chacun se retira. Seuls avec les gens d’armes qui veillaient, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeurèrent dans l’antichambre.

À onze heures, et comme tout dormait dans l’hôtel, Ruggieri parut, et du seuil de la porte fit signe aux trois jeunes gens. Ils tressaillirent. Chacun s’assura qu’il avait bien son poignard, et s’enveloppant en hâte de leurs longs manteaux de nuit, ils suivirent l’astrologue… Dans la rue, il leur dit simplement:

– Venez…

Pas une autre parole ne fut échangée. Ils marchèrent en silence, Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ils étaient insoucieux et n’éprouvaient nulle émotion à la pensée qu’ils allaient supprimer une existence humaine. Ruggieri entra enfin dans une ruelle, et s’arrêta devant une assez pauvre maison élevée d’un seul étage.

La nuit était noire. Une faible lumière, d’une fenêtre de l’étage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui éclairaient confusément une enseigne qui se balançait au bout de sa tringle. Cette maison était une auberge, et cette auberge c’était celle du Chant du Coq… Ruggieri leva le bras vers la fenêtre éclairée et dit:

– Il est là…

– Bon! grogna Chalabre, par où entre-t-on?

– Cette porte, fit Ruggieri. Elle donne dans une écurie. Vous franchissez l’écurie. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l’escalier, une porte vitrée. C’est là!…

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glissèrent vers la porte de l’écurie, nerveux. Et qui les eût vus à ce moment n’eût pas reconnu les physionomies insouciantes et au demeurant assez fines et spirituelles des trois jeunes gentilshommes. Leurs poignards à la main, ramassés et courbés, ils se glissèrent dans l’écurie; Chalabre avait un sourire qui découvrait ses canines aiguës; Sainte-Maline, pâle et le visage convulsé, venait derrière Chalabre, et enfin Montsery qui riait silencieusement, d’un rire féroce… Ruggieri, en les voyant disparaître dans l’écurie, murmura:

– Jacques Clément est mort!… Un de plus!… À qui la faute?… Puisque la mère est morte, le fils peut bien mourir!…

Il écouta un instant, tout frissonnant. Et il s’en alla à grands pas et rentra à l’hôtel de Cheverni, où ayant trouvé la reine-mère qui veillait, il lui dit:

– Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clément…

– On a tué le moine? demanda la vieille reine palpitante.

– On le tue! répondit Ruggieri, qui alors regagna les combles de l’hôtel et se remit au travail… car c’est à peine s’il dormait deux ou trois heures par jour.

Il s’assit donc à sa table et reprit son travail au point précis où Catherine l’avait interrompu. Quelques instants plus tard, il avait oublié qu’il y eût au monde une Catherine de Médicis, un roi Henri III et un Jacques Clément que des assassins conduits par lui étaient en train d’égorger.

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traversé l’écurie et se trouvèrent dans une cour. La lumière qu’ils avaient remarquée de la rue se reproduisait dans la cour par la porte vitrée.

Ils commencèrent à monter l’escalier extérieur, et leur habitude de marcher en silence, sans faire crier le sable ou le bois sous leurs pas, était grande sans doute, car ils étaient déjà en haut sans que le moindre craquement eût trahi leur présence.

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