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XI LA MÈRE

La matinée était pure. Huit heures venaient de sonner à la vieille abbaye aux murs à demi écroulés, d’où, plus tard, Henri de Béarn devait contempler Paris assiégé par son armée. Dans les fourrés des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient à cœur-joie; les fleurs sauvages s’ouvraient au soleil, les grands châtaigniers balançaient au souffle des brises matinales leurs branches d’où tombaient des feuilles roussies; il y avait dans l’air cette inexprimable gaieté qui, au réveil des choses, est pour l’homme un enchantement dont jamais il ne se lasse.

Pourtant, Fausta, qui montait à ce moment les rampes de la montagne, était sourde à ces cris des oiseaux, aveugle à cette lumière douce, un peu pâle et si exquise des ciels parisiens. Fausta, malgré la gaieté rayonnante de cette jolie matinée, demeurait parfaitement sombre et tenait avec elle-même de ces terribles colloques dont nous avons surpris quelques-uns.

Quand on fut arrivé vers le sommet, la litière s’arrêta. Fausta descendit. Mais au lieu d’aller sonner à la grande porte de l’abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumières qui s’étaient bâties autour du couvent des Bénédictines, et qui constituaient le hameau de Montmartre.

Elle entra dans une de ces pauvres maisons au toit de chaume, aux poutres saillantes, dont les intervalles étaient remplis d’une sorte de plâtras de terre glaise simplement séchée au soleil. L’intérieur était aussi misérable que l’annonçait l’extérieur de cette chaumière.

C’est là que Fausta entra.

Une femme âgée, assise assez près de la porte pour jouir de la lumière et de l’air, filait une quenouille. À la vue de Fausta, cette femme se leva précipitamment; mais la visiteuse, d’un geste gracieux, l’obligea à se rasseoir.

– La bonne dame de Paris! avait murmuré la paysanne.

Fausta, sans façon, et avec une charmante condescendance, prit elle-même un escabeau et s’assit près de la paysanne.

– Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Déjà de si bonne heure à l’ouvrage?

– Hélas, ma noble dame! fit la paysanne. Voilà que je me fais vieille et que l’heure approche où il faudra que je dise adieu à ce monde…

– Et alors? dit Fausta.

– Alors… la toile coûte bien cher… et pourtant, je veux me présenter dignement dans l’autre monde…

– Et alors? répéta Fausta.

– Alors, je file mon linceul, dit simplement la paysanne [5] .

Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son étonnement, et continuant à faire tourner son rouet…

– Grâce à vous, ma noble dame, reprit-elle, grâce aux pièces d’or que vous m’avez données, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d’argent pour payer d’avance les messes nécessaires au salut de mon âme, et encore il en restera assez pour la layette de l’enfant que ma fille va mettre au monde…

Tout naturellement, cette vieille faisait passer les affaires de la mort avant celles de la naissance: le linceul d’abord, la layette ensuite.

– Je vous en donnerai d’autres, dit alors Fausta en secouant cette sorte d’impression pénible qu’elle venait d’éprouver; je vous en donnerai assez pour assurer une heureuse vieillesse, à vous, et une heureuse enfance à l’être que vous attendez…

– Que Notre Dame vous bénisse!…

– Amen! dit gravement Fausta. Mais, dites-moi, bonne femme, avez-vous fait ce que je vous ai demandé?

– Oui, ma noble dame. Depuis votre visite bénie, mon fils ne quitte plus la bohémienne; il la suit pas à pas, selon vos ordres, partout où elle va… sans se montrer à elle, c’est bien entendu…

– Et depuis, elle n’a pas essayé de s’écarter de cette montagne?…

– Non. La bohémienne rôde autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s’en éloigner non plus… Quand elle a faim, elle vient ici; le soir, bien tard, quand la terre est noire, nous entendons son pas qui s’approche, et puisque vous témoignez tant d’intérêt à cette créature du diable, nous lui avons fait un lit, un bon lit de sainfoin dans le fournil… Votre Excellence peut juger si nous pouvions faire plus et si des chrétiens comme nous pouvaient admettre plus près la compagnie d’une damnée…

La paysanne fit un signe de croix et Fausta l’imita.

– Je vous tiendrai compte de votre zèle, dit-elle, et croyez bien que si cette compagnie peut vous attirer quelque désagrément dans l’autre monde, je saurai vous en récompenser dans celui-ci.

– Que la volonté du ciel s’accomplisse! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre écus d’or que lui tendait la visiteuse. J’espère en être quitte avec une ou deux messes de plus.

– Et où est maintenant la bohémienne? demanda Fausta.

La vieille esquissa un geste vague:

– Partie dès le chant du coq. Elle va et vient, descend, remonte, et aime souvent à se reposer auprès de cette croix noire que vous n’aurez pas manqué de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rôde autour du couvent…

– Mais elle n’y entre jamais?…

– Du moins, mon fils ne l’a jamais vue y entrer.

– C’est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu’un à la recherche de votre fils?

La paysanne se leva, serra soigneusement dans le bahut les pièces d’or qu’elle venait de recevoir, et sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots à un marmot qui partit en courant. Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait et, le bonnet à la main, attendait que la noble dame lui donnât ses ordres.

– Où est la bohémienne? demanda Fausta.

– Là bas, fit le jeune homme en étendant le bras dans la direction du couvent.

– Conduis-moi auprès d’elle…

Le paysan s’inclina et se mit à marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint à la brèche située près du pavillon. Là, Fausta aperçut Saïzuma qui, assise sur une pierre du mur éboulé, et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.

– Tu peux te retirer, dit-elle à son guide qui s’empressa d’obéir. Alors Fausta franchit la brèche sans que la bohémienne parût prendre garde à elle. Quand elle fut dans le jardin, ou du moins ce que les nonnes appelaient le jardin, car tout était à l’abandon dans cette abbaye, elle se retourna vers Saïzuma, et d’une voix très douce:

– Pauvre femme… pauvre mère…

Saïzuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitôt, car il semble que, dans la folie, si la direction générale de la pensée est abolie dans le cerveau, certaines facultés particulières demeurent intactes. Saïzuma n’avait vu Fausta que peu d’instants dans la chambre de l’abbesse Claudine de Beauvilliers; un laps de temps assez long s’était écoulé: Fausta ne portait pas le même costume; et pourtant elle la reconnut.

– Ah! dit-elle avec une sorte de répulsion, c’est vous qui m’avez parlé de l’évêque!…

Fausta fut stupéfaite, mais résolut de profiter de ce qu’elle prenait pour un accès de lucidité.

– Léonore de Montaigues, dit-elle, oui, c’est moi qui vous ai parlé de l’évêque. C’est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que peut-être vous l’aimiez encore…

– L’évêque est mort, dit Saïzuma d’une voix sourde. Comment pourrais-je l’aimer?… Et puis c’est un crime, un crime atroce que d’aimer un évêque. Si vous aimez un évêque, madame, prenez garde au gibet…

Fausta baissa la tête, réfléchissant à ce qu’elle pourrait dire pour éveillé une étincelle de raison dans ce cerveau. Elle voulait une Léonore consciente. Saïzuma la folle… la bohémienne lui était inutile. Et elle avait résolu que Léonore servirait au projet qu’elle échafaudait pièce par pièce.

Projet de vengeance. Drame violent et terrible dont elle devait sortir fortifiée à jamais, victorieuse d’elle-même et des autres… de Farnèse et de Pardaillan!

– Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l’évêque est mort?…

– Sans doute! fit Saïzuma avec une tranquillité farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi?…

– Eh bien!, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-être. Mais écoutez-moi, pauvre femme… Vous avez bien souffert dans votre vie…

– Vous me plaignez donc? Il y a donc vraiment des créatures humaines qui peuvent me plaindre?… Dites!… Vous me plaignez?

– De toute mon âme… mais à quoi bon une importune pitié si on ne cherche à soulager le mal que l’on plaint?…

– Mon mal n’est pas de ceux qu’on peut soulager, dit Saïzuma avec douceur, et il suffit que vous m’ayez plainte avec votre âme… Comme vous êtes belle! ajouta la pauvre folle avec une profonde admiration. Oui, étant si belle, vous devez sans doute être pitoyable aux malheureux.

[5] On voudra bien croire que ceci n’est pas une anecdote, mais la notation, en passant, d’un usage de ces temps lointains, où les pauvres gens fabriquaient eux-mêmes leur linge, leurs meubles, leurs habits, leur dernière toilette. (Note de M. Zévaco).


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