Le lendemain matin, le roi Henri III se réveilla de bonne heure dans la chambre qu’il occupait en l’hôtel de M. Cheverni, gouverneur de la Beauce. Il devait se rendre à neuf heures à l’hôtel de ville pour y recevoir, selon sa promesse, le duc de Guise et les députés de Paris.
M. de Cheverni, l’un des rares gouverneurs qui fussent demeurés fidèles à la fortune chancelante de Valois, avait cédé son hôtel à Sa Majesté, se logeant lui-même et les siens dans une simple maison bourgeoise. Il avait transformé son hôtel en une sorte de palais royal, qui avait pris tout à fait l’apparence d’un petit Louvre lorsque Crillon avait réussi à réunir six ou sept mille hommes d’armes qui constituaient maintenant toute l’armée de ce roi presque déchu.
Henri était parti de Paris en pleurant, et la mort dans l’âme. Mais lorsqu’il eut trouvé dans l’hôtel de ville de Chartres une députation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu’il eut vu l’installation que lui avait rapidement aménagée Cheverni, lorsqu’il eut enfin passé en revue les vieux et solides reîtres de Crillon, il commença à se dire que le métier de roi en exil ne serait peut-être pas trop déplaisant.
Puis bientôt cette bonne impression s’était effacée à son tour. Le Louvre et ses fêtes perpétuelles lui manquaient. Il avait beau se distraire en procession, les mascarades lui faisaient défaut. Henri III menait donc à Chartres une existence des plus tristes et des plus monotones.
Plus d’une fois la pensée lui vint de s’en retourner à Paris, de rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens:
– – Me voilà… tâchons de nous entendre!
Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme Villequier, d’Épernon et d’O, ne manquaient pas de lui faire observer que la reine-mère était restée à Paris pour arranger la situation, et que le roi gâterait tout par un retour précipité.
Il ne manquait pas non plus de finesse, et savait à l’occasion se moquer agréablement de ses ennemis: il l’avait prouvé en maintes circonstances, et une fois de plus, la veille, devant la cathédrale.
Ce matin-là, donc, le roi se leva fort joyeux, et avant de faire entrer la petite cour qu’il s’était composée, passa dans l’appartement voisin, où Catherine de Médicis, arrivée depuis huit jours, lui avait fait dire qu’elle l’attendait.
Henri avait ruminé une partie de la nuit sur la réponse qu’il ferait aux Parisiens. Il entra gaiement chez sa mère, et l’embrassa sur les deux joues, contre son habitude; car Henri III, si prodigue de marques d’affection pour ses amis intimes, était aussi peu démonstratif que possible avec la vieille reine. Sous la filiale caresse, Catherine frémit de bonheur jusqu’au fond du cœur. Sa bouche mince et serrée se détendit en un bon sourire; ses yeux clairs et durs s’adoucirent, et une incroyable expression de tendresse s’étendit sur son visage: elle aimait son fils avec passion, et c’est sans doute uniquement pour le bonheur de ce fils qu’elle se couvrit de crimes.
– Mon fils, dit-elle avec une grande douceur, voilà bien longtemps que vous n’aviez embrassé ainsi votre vieille mère…
– C’est que je suis bien content, madame, fit Henri en se jetant dans un fauteuil. C’est que voilà bien longtemps que je n’avais éprouvé pareille joie, et je sais que c’est à vous que je dois cette joie… comme je vous dois tout ce qui m’est arrivé de meilleur dans la vie. Grâce à vous, ma mère, mes bons Parisiens veulent se réconcilier avec moi, et comme je ne vois pas d’obstacle à cette réconciliation, je veux être à Paris sous deux jours et y faire une entrée dont il sera parlé, j’ose le dire… Car, que veulent les Parisiens? Que je renvoie d’Épernon? Eh bien je le renverrai! Vous n’avez pas idée, madame, comme d’Épernon m’assomme depuis quelque temps…
– Ainsi, fit la vieille reine, vous pensez que c’est là tout ce que veulent les Parisiens?…
– Eh! par Notre-Dame! que peuvent-ils vouloir de plus?
Catherine de Médicis regarda son fils avec étonnement; mais elle vit qu’il était sincère.
– Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de Paris, tout ce qu’attend le peuple de France, si je vous disais ce qu’il y a au fond, tout au fond de la pensée des bourgeois, des artisans et des manants, je vous étonnerais; j’étonnerais sans doute M. de Guise aussi, et j’étonnerais peut-être ce peuple lui-même. Si près de la tombe, si loin déjà des vanités du monde, j’ai jeté un regard plus clairvoyant sur l’univers, mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire… car vous n’entendriez pas sans doute la langue que je parle… Je vous dirai simplement que le renvoi de d’Épernon est une bonne chose en soi, mais qu’il n’est qu’un pauvre morceau jeté à des loups dévorants. Par Notre-Dame, comme vous disiez tout à l’heure, je suis résolue à me défendre et à vous défendre. Tant que la vieille sera debout, Guise, Parisiens et huguenots auront du fil à retordre… Mon fils, écoutez-moi: vous ne pouvez retourner à Paris maintenant.
Henri III bondit. Il connaissait la profonde prudence de Catherine; mais il savait aussi qu’elle était mortellement blessée dans son orgueil de reine et de mère, qu’elle préparait avec une dévorante ardeur la rentrée à Paris et le châtiment des Parisiens; il savait enfin qu’elle était femme à braver tous les dangers. Pour qu’elle se fût décidée à parler ainsi, il fallait donc que le retour à Paris fût réellement impossible.
– Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne pourrais-je rentrer à Paris? Ne suis-je donc pas le roi?…
– Vous étiez le roi, mon fils, et vous êtes sorti de Paris!…
– Soit, madame. C’est une faute que vous m’avez reprochée. Mais je suis décidé à la réparer: après-demain matin je serai au Louvre…
– Après-demain soir le trône de France sera donc vacant! dit la reine-mère d’une voix terrible dans sa calme assurance.
– Qu’est-ce à dire? balbutia Henri III en devenant livide.
– C’est-à-dire, mon fils, reprit Catherine en saisissant une de ses mains, qu’on veut vous attirer dans un piège et vous massacrer! Vous, moi, mes amis… je vous le dis… Henri… C’est une Saint-Barthélémy qui se prépare! Seulement, ce n’est pas contre les huguenots qu’elle doit se faire!…
Henri III s’écroula dans son fauteuil et essuya son front mouillé de sueur. Il se leva et se mit à arpenter la chambre en disant:
– Que faut-il faire, ma mère?… Rester à Chartres devient de plus en plus difficile. Chartres était assez près de Paris pour que je pusse m’y rendre d’un bond. Dans la terrible conjoncture que vous m’exposez, Chartres est trop près de Paris!…
Et comme à son départ, comme au moment de sa fuite, le roi leva les bras au ciel et s’écria:
– Que faire?… Où aller? Où me réfugier?…
– Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille reine. Chartres est trop près! eh bien, nous avons Blois…
– Ah! ma mère, vous me sauvez…
– Blois avec son château imprenable, où l’on soutiendrait au besoin un siège de dix ans!…
– Oui, oui!… Partons, ma mère, partons! s’écria Henri.
Puis se frappant brusquement le front:
– Et ces gens qui sont là!… Ces misérables!… Ce Guise imposteur!… Oh! je ne veux pas les voir! Qu’ils s’en aillent!… Je vais…
– Vous allez, mon fils, vous rendre à l’hôtel de ville comme c’est convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant pour écouter les doléances des bourgeois de Paris. Et quand vous verrez Guise triomphant, quand déjà il croira vous tenir, alors vous lui déchargerez le coup que je lui ai préparé… Pas de réponse! Le silence! Un mot: un seul!… Et ce mot… ce mot qui sera l’écrasement de Guise vous ramènera le royaume presque tout entier…
– Dites! dites! ma mère… Quel sera ce mot que je devrai prononcer?…
– Le voici: «Le roi convoque les états généraux à Blois!…» Les états généraux! Comprenez-vous? Guise n’est plus rien! Les Parisiens ne sont plus rien! Le roi discute avec les ordres assemblés… sans compter que nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince soupir.
Henri III respira bruyamment et éclata de rire.
– Pardieu! fit-il, le tour est bien joué… Oui, vous avez raison, madame! Les états généraux arrangent tout! En les convoquant, je détruis la puissance de Guise, puisque je discute directement avec mon peuple, et je deviens l’ami, le père de mon peuple, puisque je consens à discuter avec lui!
Catherine hocha doucement la tête, et dit en souriant:
– Allez donc, mon fils, allez porter ce coup à Guise… Et quant à celui qu’on voulait vous porter, à vous, dès ce soir mes espions auront achevé de me renseigner. En attendant, que pas une ombre de défiance ne semble descendre sur votre front… Allez à l’hôtel de ville, puis faites votre procession, comme si rien ne vous menaçait… Allez, mon fils, votre mère veille sur vous!…
Henri embrassa de nouveau sa mère en lui disant:
– Je vous ai parfaitement comprise, madame…