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XXXI AUX APPROCHES DE NOËL (suite)

Le soir de ce jour où des décisions suprêmes furent prises chez le roi, nous pénétrons dans une auberge d’assez pauvre apparence, qui avoisine le château, et qui s’appelait à cause de cela l’Hôtellerie du Château.

Dans une chambre du premier étage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, à la lueur d’une chandelle fumeuse qui semblait n’être là que pour mieux montrer les ténèbres. Cependant, la table était dressée et toute servie, comme si Pardaillan eût attendu un convive. C’est-à-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan était ainsi prodigue et outrancier dès qu’il traitait quelqu’un.

Ce quelqu’un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit aussitôt renforcer l’éclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, à la lumière plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan – son convive – apparut, et ayant laissé tomber son manteau, montra les rudes moustaches et le front cicatrisé, couturé de balafres, et le regard loyal du brave Crillon… C’était Crillon qui rendait visite à Pardaillan!

Pourquoi? dans quel but?… Nous allons le savoir.

Le matin, Crillon, comme on l’a vu, avait quitté la chambre royale, pour ne pas assister aux préparatifs d’un guet-apens qu’il réprouvait. Crillon était d’ailleurs parfaitement d’avis qu’il fallait frapper Guise et s’en débarrasser à jamais par quelque bon coup d’épée… mais non par un coup de dague donné par derrière. Crillon admettait le duel: il ne voulait pas de l’assassinat. Le vieux capitaine avait donc quitté l’appartement royal d’assez mauvaise humeur.

– Tous ces mignons et ordinaires, grommelait-il, sont en train de faire faire une grosse sottise au pauvre Henri. Guise tué en duel était bien mort. Mais je crains que Guise tué en embuscade par les Quarante-Cinq ne meure pas tout à fait, ou que mort, il soit plus redoutable encore qu’il n’était vivant.

Crillon, là-dessus, avait soigneusement visité les postes. Il renforça les points faibles. Il doubla le nombre de patrouilles. En sorte qu’à partir de ce moment, le château ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit des armes.

– Jolie idée qu’il a eue de confier les clefs à Guise!… reprit bientôt le brave Crillon. Cette façon de se livrer, de se mettre soi-même la tête dans la gueule du loup, et puis de crier: «Au loup!» Oui, tout cela est trop habile pour moi. Cela sent d’une lieue son Ruggieri… Morbleu, c’était pourtant bien simple et facile, ce que je proposais!…

On voit que le brave Crillon était à la fois mécontent et inquiet. Lorsqu’il eut donné les mots d’ordre et changé les consignes, Crillon sortit du château, dans l’intention d’en faire le tour et de s’assurer qu’aucun coup de main n’était possible. Comme il quittait l’esplanade qui s’étendait devant le porche, il s’aperçut qu’on le suivait à distance. Il s’arrêta en fronçant les sourcils.

– Si c’est un guisard et qu’il me cherche querelle, maugréa-t-il, le guisard tombe bien. Ah! tête et ventre! je donnerais bien dix écus pour pouvoir dégainer sur-le-champ et calmer la démangeaison que j’ai d’en découdre…

Cependant, l’homme qui semblait le suivre s’était rapproché de Crillon et marchait droit sur lui, enveloppé dans sa cape jusqu’aux yeux, car le froid était violent, et un petit vent du nord balayait le plateau.

– Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l’inconnu ne fut plus qu’à deux pas, est-ce à moi que vous en voulez?

– Oui, sire Louis de Crillon, fit tranquillement l’homme.

Mais en même temps, cet homme laissa son visage à découvert et se mit à regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitôt et tendit sa main d’un mouvement cordial.

– Le chevalier de Pardaillan! s’écria-t-il…

– Lui-même, capitaine, et qui court après vous…

– Après moi?…

– Oui. Pour vous rappeler une promesse que vous me fîtes…

– Laquelle?…

– Celle de me présenter au roi.

– Ah! par le mortbœuf, ce n’est pas trop tôt! fit Crillon avec un large sourire de bienveillance. Vous y venez donc enfin!…

– Que voulez-vous?… J’éprouve le besoin de voir de près une figure de roi; cela ne m’est jamais arrivé, et je suppose que ce doit être curieux…

– Il suffit, mon digne ami. Peu m’importe les motifs pour lesquels vous avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez être présenté à Sa Majesté. Ce sera fait. C’est moi qui m’en charge. Seulement, je dois vous prévenir d’une chose… c’est que si vous ne connaissez pas le roi, le roi vous connaît parfaitement…

– En effet, je ne savais pas avoir l’honneur d’être connu de notre sire…

– Je lui ai dix fois raconté la manière dont vous m’avez aidé à sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau fait d’armes! Je vous vois encore levant haut votre rapière et donnant le signal de la marche en avant, je vous entends encore crier: «Trompettes, sonnez la marche royale!…» Oui, ce fut beau, et moi qui ai vu maint fait d’armes, je n’ai rien vu qui m’ait ému autant que cette sortie de Paris…

– Vous me comblez, mon cher monsieur de Crillon, dit Pardaillan; vous me comblez vraiment d’éloges que peut-être je ne mérite pas…

– Et qu’est devenu, reprit Crillon à voix basse, qu’est devenu ce jeune brave qui n’avait qu’un malheur contre lui… c’est d’être de la famille royale…

– Vous voulez parler du petit duc d’Angoulême?

– Oui: le neveu du roi!… le fils… de l’autre!

– Eh bien, il a fait une triste fin…

– Ah! mon Dieu! s’écria Crillon. Et que lui est-il arrivé?

– Il s’est marié, fit Pardaillan. Du moins je suppose que ce doit être fait à cette heure… Mais, mon cher monsieur de Crillon, ne croyez-vous pas qu’il serait digne de nous et de notre amitié de célébrer à table notre rencontre?…

– Mortbœuf, je le veux de tout mon cœur, dit Crillon, car je ne connais personne à qui je serais aussi heureux de rendre raison.

– Vous me voyez bien content de votre amitié, fit gravement le chevalier; bien content et bien honoré, car ce n’est pas en vain qu’on vous appelle le Brave Crillon.

Cet échange de politesses était de rigueur à cette époque. Mais ce n’était pas seulement à la mode chevaleresque que Pardaillan et Crillon obéissaient en cette occasion. Vraiment ils avaient l’un pour l’autre une vive et sincère estime.

– Donc, reprit Pardaillan, puisque cela vous agrée, je vous attendrai ce soir en mon hôtellerie dont vous voyez d’ici l’enseigne.

– L’Hôtellerie du Château, fit Crillon; je connais cela; on y boit d’excellent andrésy.

– À quelle heure vous attendrai-je?

– Mais entre le service de jour et le service de nuit, c’est-à-dire que je serai libre environ de six à sept heures ce soir.

– Ce sera peu, mais nous tâcherons que cela suffise, dit Pardaillan.

– Nous arrêterons le jour où vous désirez être présenté à Sa Majesté…

– C’est justement à quoi je songeais, dit Pardaillan avec un sourire.

Là-dessus les deux hommes se serrèrent les mains et Pardaillan revint sur ses pas, tandis que Crillon continuait sa ronde autour du château.

– Présenté! songeait le brave capitaine. Certes, on en a présenté qui ne le valaient pas. Et pourtant, je l’aimais mieux tel qu’il m’apparut autrefois, le lendemain de la journée des Barricades, fier, et ne songeant guère à réclamer le prix du service rendu… Il a changé d’avis, et par Notre-Dame, s’il veut faire son chemin à la cour, je jure bien de m’y employer de mon mieux.

Cependant Pardaillan était rentré à l’Hôtellerie du Château. Dans sa chambre, un homme l’attendait, assis auprès du feu qu’il regardait fixement, comme s’il eût cherché dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinée. Cet homme, c’était Jacques Clément. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons déjà vu et qui lui donnait une sorte d’élégance funèbre. À l’entrée de Pardaillan, le moine releva vivement la tête et sourit.

– Savez-vous qui je reçois à dîner ce soir? fit Pardaillan.

– Comment le saurais-je, mon ami?

– Crillon. Le brave Crillon en personne. C’est-à-dire le gouverneur du château de Blois.

Négligemment, il ajouta:

– Crillon doit me présenter au roi…

Jacques Clément tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l’interroger, puis baissant sa tête pensive:

– Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas.

– Bah! laissez faire… tout s’éclaircit à la fin.

– Pardaillan, qu’est-ce que le frère portier des jacobins était venu faire à Blois?

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