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XIII FIN DE LA VIE DE COCAGNE

Quelques jours se passèrent et l’on arriva à la veille de ce vingt-et-unième d’octobre où Fausta devait détruire d’un seul coup ses ennemis, ou plutôt (puisqu’en réalité, elle n’éprouvait pas de haine véritable) les obstacles qui avaient suspendu l’exécution de ses projets.

Pardaillan et le duc d’Angoulême devaient être amenés à midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d’armes de Guise.

Fausta se réservait de faire prévenir à onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon d’aventures se trouvaient dans l’abbaye de Montmartre; les gens de Guise arriveraient à l’abbaye presque en même temps que les deux gentilshommes qu’il s’agissait d’occire en douceur.

Fausta avait parfaitement calculé son affaire: prévenir le duc plus tôt, c’était le mettre en présence de Violetta vivante encore, et tout son Plan s’écroulait alors, puisque Guise, amoureux de la petite bohémienne, était tout à fait capable de la sauver.

L’exécution de Violetta était donc fixée à dix heures, en présence de son père et de sa mère. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnèse et de Léonore.

Donc, dans la matinée, avec la complicité et l’aide de l’abbesse, elle prenait ses dispositions. À dix heures, Violetta était suppliciée. Si Farnèse s’obstinait à vivre après le coup qu’elle allait lui porter au cœur, on l’aiderait à trépasser, voilà tout. À midi, Pardaillan et Charles d’Angoulême arrivaient, conduits par Maurevert, et étaient massacrés par les gens de Guise.

Après cette hécatombe, il ne resterait plus à Fausta qu’à consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.

Et alors on marcherait sur Blois. Alors, c’était la mort d’Henri III. Alors, c’était la royauté de Guise… le triomphe de la Ligue… l’entrée en France d’Alexandre Farnèse… la marche sur l’Italie, l’écrasement de Sixte Quint… la souveraineté assurée sur le monde chrétien!…

On a vu avec quel soin, quelle prodigieuse entente du mensonge, Fausta avait préparé son œuvre… Tout tenait maintenant à la mort d’une pauvre petite chanteuse de bohème. Fausta avait donc ourdi autour de la malheureuse enfant une trame serrée; elle y avait mis une patience, une souplesse, une volonté qui faisaient de cette œuvre hideuse une œuvre de génie.

Rien maintenant ne pouvait sauver ni Violetta, ni le cardinal, ni Pardaillan…

Il nous faut assister aux derniers préparatifs de cette étrange machination demeurée l’un des épisodes les plus inconcevables de cette époque, pourtant si fertile en incidents d’une sombre et violente étrangeté.

La veille, donc, du vingt-et-un octobre, Picouic et Croasse virent avec étonnement un certain nombre d’ouvriers pénétrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, à leur grande surprise, l’une des deux petites prisonnières avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait été conduite à Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu’elle fut menée à Saïzuma dans la chaumière où habitait celle-ci.

Picouic et Croasse ne s’étaient que médiocrement alarmés du départ de Jeanne. Ils surveillaient surtout Violetta, avec un zèle qui enchantait sœur Mariange, laquelle eût d’ailleurs frémi d’indignation et expulsé les deux anciens chantres, si elle avait pu connaître les véritables motifs de ce zèle.

En effet Picouic s’était mis dans la tête que Violetta serait l’instrument de sa fortune. Il avait donc tout intérêt à s’opposer à une fuite de la jeune fille, mais s’il la surveillait aussi étroitement, c’est qu’il voulait la garder pour lui… nous voulons dire qu’en ramenant la petite chanteuse soit à Pardaillan, soit à des parents qu’il comptait bien retrouver, il espérait se faire payer très cher son dévouement. Son plan était simple, à la fois naïf et rusé comme tout ce qu’il entreprenait.

Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hâte à réaliser les espérances qu’il fondait sur elle. À quoi bon?… Tant qu’il aurait le vivre et le couvert assuré, tant que l’amoureuse Philomène les gorgerait de victuailles assez viles, mais abondantes, pourquoi lui, Picouic, eût-il contrarié le destin?… Il passait son temps à engraisser, chose qui lui arrivait pour la première fois de sa vie et qui était chez lui un sujet de stupeur admirative.

Quant à Croasse, il nageait en pleine félicité. Soit que Philomène eût pour lui des attentions gastronomiques plus empressées et plus ardentes, soit que Croasse fût un goinfre plus dévorant que Picouic, il est certain qu’il éclipsait son ami en splendeur rubiconde.

Il avait rapidement dressé Philomène à un manège qui se renouvelait toutes les nuits. La tendre Philomène venait-elle, le cœur battant, frapper à la porte du pavillon où Croasse avait élu domicile? Croasse entrouvrait la porte et son cœur, puis jetait un œil attentif sur les mains de l’amoureuse vieille fille. S’il apercevait une bouteille dans chaque main de Philomène, il ouvrait et son cœur et la porte. Si les mains de Philomène étaient vides, il refermait le tout: conduite peu recommandable, et que, de nos jours, nous appellerions le chantage à l’amour.

Philomène accomplissait donc des prodiges et dévalisait la cave de l’abbesse. Il en résultait que Croasse avait pris une face vermeille qui le faisait paraître encore plus irrésistible; sa voix était devenue plus creuse, plus profonde. Picouic engraissait donc simplement. Croasse gonflait à vue d’œil.

– Pourvu que tu puisses repasser par la brèche quand nous partirons d’ici, lui disait Picouic.

Devenu superbe dans la bonne fortune, Croasse répondait qu’il ne voyait pas la nécessité de s’en aller, et que cette nécessité se présentât-elle, il en serait quitte pour faire abattre un pan de mur. Picouic n’était pas sans quelque inquiétude. Il pensait que la passion exorbitante qu’une vieille nonne éprouvait pour le fastueux Croasse finirait bien un jour ou l’autre par s’évanouir, et qu’alors il faudrait décamper, reprendre le collier de misère, recommencer la vie d’aventures et de jeûnes forcés…

– Oui, mais ce jour-là, ruminait-il, je ne partirai pas sans emmener la petite chanteuse… La brèche est toujours là!…

Quelles ne furent donc pas sa stupeur et son inquiétude lorsque, la veille du 21 octobre, avons-nous dit, il aperçut des ouvriers maçons entrer dans ce que Philomène appelait le jardin, se diriger justement vers la brèche en question et commencer à la boucher au moyen de grosses pierres cimentées très convenablement.

– Mais il me semble qu’on nous enferme, dit-il à Croasse, qui comme lui assistait de loin et sans se montrer à ce travail imprévu.

– Tant mieux, répondit Croasse; de cette façon, nous ne pourrons plus nous en aller.

Les deux compères s’étaient placés de façon à tout voir sans être vus. Lorsque la brèche fut entièrement bouchée, ils durent constater – Croasse avec une magnifique insouciance, et Picouic avec un commencement de terreur – qu’en effet ils ne pouvaient plus s’en aller, sinon par la grande porte du couvent.

Les murs de cette abbaye étaient ce qu’étaient alors tous les murs: de véritables fortifications, très élevés, fort difficiles à franchir, même avec une échelle. Maintenant, s’il était possible à Picouic à la rigueur de franchir les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire escalader à Violetta.

Cette impossibilité d’emmener avec lui la jeune fille qui devait assuré sa fortune devint une évidence lorsque Picouic aperçut dix hommes d’armes portant des piques se diriger vers l’enclos où était enfermée la petite chanteuse. Deux d’entre eux s’arrêtèrent à la porte de l’enclos, deux autres se mirent à faire les cent pas dans l’enclos, et les deux derniers, enfin, se placèrent à la porte même de la bâtisse qui servait de prison.

Cette fois, Picouic pâlit. Il se passait quelque chose de nouveau et d’anormal dans le couvent. Il se préparait quelque événement dont Picouic ne pouvait soupçonner la nature?… Que pouvait-il résulter de tout cela?

«Rien de bon! pensait Picouic.»

La journée presque entière s’écoula pourtant sans qu’aucun incident nouveau fût venu justifier les craintes de Picouic. Mais, vers le soir, il y eut dans le jardin de nouvelles allées et venues d’autant plus mystérieuses que pas une nonne n’apparaissait.

Philomène et Mariange avaient disparu. Qu’étaient-elles devenues?… Picouic était pâle d’inquiétude, Croasse lugubre.

– Tu as peur? demanda Picouic.

– Non, j’ai faim, dit Croasse étonné.

En effet, leurs deux approvisionneuses ayant disparu, Picouic et Croasse étaient menacés de sortir maigres de ce grenier d’abondance où maigres ils étaient entrés – si encore ils parvenaient à en sortir!

– Mais de quoi aurais-je peur? reprit Croasse devenu blême à la pensée qu’un danger quelconque pût les menacer. D’ailleurs, ajouta-t-il en claquant des dents, il est impossible que j’aie peur, depuis que je sais que je suis brave.

– Moi, j’ai peur, dit Picouic. C’est pourquoi, attends-moi ici. Je vais tâcher de savoir ce qui se passe là-bas derrière le pavillon, près de la brèche maintenant bouchée, hélas!

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