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X LE CARDINAL

Le lendemain du jour où Maurevert s’était mis en route pour Blois, Fausta sortit de son palais en litière fermée, sans escorte. Elle portait un vêtement sombre où il y avait comme de la modestie.

La litière s’arrêta sur la place de Grève, près du fleuve. Fausta, sans prendre les précautions dont elle s’entourait toujours, marcha vers la maison où nous avons à diverses reprises introduit le lecteur. Elle allait, seule et lente, comme si elle eût espéré être aperçue des fenêtres de cette maison.

Elle heurta le marteau, patiemment, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’un homme, enfin, vint ouvrir. Cet homme, ce n’était pas celui qu’elle avait placé là, naguère; dans la maison, il n’y avait plus une créature à elle…

– Je viens, dit-elle, pour consulter Son Éminence le cardinal Farnèse…

Le serviteur la regarda avec étonnement et répondit:

– Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n’est pas ici. Il n’y a d’ailleurs dans toute la maison que moi qui suis chargé de la garder.

Fausta sourit.

– Mon ami, dit-elle, allez dire à votre maître que la princesse Fausta veut lui parler…

– Madame, reprit l’homme en s’inclinant profondément, je vous jure que vous vous trompez…

– Mon ami, dit Fausta, allez dire à votre maître que je viens lui parler de Léonore de Montaigues…

Alors, au fond de l’ombre que formait la voûte du porche, quelqu’un se détacha, s’approcha lentement, écarta le serviteur, et d’une voix qui tremblait:

– Daignez entrer, madame, dit-il.

– Je vois, cardinal, que vous êtes très bien gardé, dit Fausta en souriant.

Et elle tendit au serviteur une bourse pleine d’or.

Cette ombre, qui venait de s’avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et à la barbe devenus entièrement blancs, ce cavalier vêtu de noir qui portait sur son visage la trace d’une incurable douleur, c’était, en effet, le prince Farnèse. Il offrit la main à sa visiteuse qui s’y appuya, et, ensemble, ils montèrent au premier étage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Grève.

Fausta, tout naturellement et comme s’il n’y eût pas d’autre place possible pour elle, alla s’asseoir dans le fauteuil d’ébène recouvert d’un dais qui avait des allures de trône. Quelques instants, elle contempla avec mélancolie le cardinal qui, debout devant elle, frémissant, attendant qu’elle parlât… qu’elle parlât de Léonore!…

– Cardinal, dit Fausta de cette voix d’une si enveloppante douceur, en vain vous essayez de me fuir. Oh! je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir… elle!… Mais pourquoi vous écarter de moi?… Vous étiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamné. Je n’avais qu’à vous laisser mourir… Et cependant, je vous ai rendu à la vie et à la liberté… C’est que je vous aimais encore malgré votre trahison, Farnèse!… C’est que je me souvenais que, le premier, vous avez cru à mes destinées, le premier, vous m’avez salué d’un titre qui m’écrase… C’est vous enfin qui m’avez conduite au sein du conclave secret!…

Elle s’arrêta un instant, puis, plus âprement, reprit:

– D’ailleurs, si j’avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal!… Comment, ayant si longtemps vécu près de moi et connaissant l’organisation de notre espionnage, avez-vous pu penser que vous m’échapperiez si j’avais tenu à vous reprendre?… Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison?… Vous êtes resté trois jours dans l’auberge de la Devinière Puis, lorsque les forces vous sont un peu revenues, vous avez accepté l’hospitalité dans le logis de maître Claude… Puis, sachant que j’étais revenue d’un voyage que je fis à Chartres, vous avez trouvé sans doute que la rue Calandre était trop près du palais de Fausta; vous vous êtes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici même… chez moi!… et, voyant la maison vide, vous êtes venu l’occuper…

– De terribles souvenirs m’y attiraient! murmura sourdement le cardinal.

– Je suis bien éloignée de vous en faire un reproche. J’ai seulement voulu vous prouver que si j’avais voulu, je savais où vous prendre… et qu’il était inutile de vous garder contre moi.

– Oui… je sais… vous avez des espions partout, et il semble que vous en ayez jusque dans le cœur des hommes… mais je ne vous fuyais pas… car vous êtes la Mort… et je ne fuis pas la mort!…

Un sourire livide glissa sur les lèvres de Fausta, qui continua:

– Remarquez encore, Farnèse, que je suis venue seule. Aucune escorte n’est apostée dans le voisinage. En sorte que vous pourriez facilement me tuer… vous me tueriez peut-être?

Le cardinal leva sur elle des yeux sans colère, d’une étrange clarté.

– Oui, dit-il, je vous tuerais! Je profiterais de cette folie qui vous fait vous livrer à moi!…

– J’en suis bien sûre, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j’avais à vous entretenir de Léonore…

Farnèse tressaillit de la tête aux pieds.

– Et c’est cela, acheva Fausta, qui fait que votre poignard ne sort pas du fourreau. C’est cela qui fait que nous allons pouvoir nous dire paisiblement des choses nécessaires à notre commun bonheur.

– Il n’est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.

– Qu’en savez-vous?… Jeune encore, un rayon d’amour peut faire fondre cette glace qui pèse sur votre cœur… Que Léonore revienne à la santé… à la raison… qu’elle vous pardonne le passé… que vous soyez relevé de vos vœux religieux, et voilà le bonheur qui commence pour vous!…

Le cardinal écoutait en frémissant. Un immense étonnement le stupéfiait, le paralysait… et dans cet étonnement, il y avait une lueur d’espérance!…

– Revoir Léonore! murmura-t-il.

Un éclair illumina l’œil noir de Fausta.

Elle comprit qu’elle venait de porter au cardinal un coup décisif. Cet homme était donc encore ce qu’il avait toujours été… le faible qui n’ose prendre une décision, l’irrésolu qui se laisse ballotter au gré des événements comme une épave par les flots de la vie…

Et c’était un Farnèse!… C’est-à-dire un membre de cette famille d’aigles qui avait étonné l’Italie par son audace, par sa magnificence et parfois son génie… c’est-à-dire un parent de cet Alexandre Farnèse qui, à ce moment même, exécutait pour le compte de Philippe d’Espagne une des expéditions les plus hardies que seuls les éléments déchaînés devaient faire avorter.

Le cardinal était bien toujours l’homme dont Fausta connaissait admirablement la faiblesse. Elle savait que, quelle que fût sa destinée, Farnèse courberait la tête, ne se révolterait pas contre le malheur… elle savait qu’il y avait en lui une sorte de fatalisme à la façon des anciens qui disaient:

– Il est inutile et dangereux d’essayer d’échapper aux décrets du Destin…

– Cardinal, reprit Fausta, je n’essayerai pas de vous écraser sous une générosité qui n’existe pas; si je vous ai laissé vivre, si je viens à vous, si je vous propose de vous faire libre, de faire tomber la barrière qui vous sépare de Léonore, si je vous offre de vous la rendre et de vous rendre votre fille, c’est que j’ai besoin de vous. Avec un homme tel que vous, Farnèse, dans les circonstances graves où je me trouve, rien ne peut nous sauver tous deux qu’une franchise, une sincérité, une loyauté dignes de vous et de moi…

– Violetta! murmura Farnèse ébloui!… Léonore et Violetta!… Toute ma vie!…

Et une espérance plus ferme, plus lucide rentra dans ce cœur. Car il connaissait l’orgueil et l’ambition de Fausta, et il fallait qu’elle eût en effet bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.

– Parlez, madame, dit-il d’une voix frémissante, et s’il ne faut que de la loyauté pour atteindre au bonheur que vous me laissez entrevoir…

– Il faut aussi du courage… exposer votre vie peut-être…

– Ah! s’il ne faut que risquer ma vie, moi qui ai risqué le salut de mon âme… à quoi ne m’exposerai-je pas si seulement je puis espérer sinon d’effacer le passé inoubliable, du moins de donner un peu de bonheur à ces deux êtres que j’adore!

– Eh bien, dit Fausta, j’ai besoin de vous, Farnèse! Voilà la vérité… Tandis que je suis ici, tandis que je prépare les grands événements que vous connaissez, Sixte, rentré en Italie, travaille avec sa prodigieuse activité… Notre plan initial qui était d’attendre la mort de ce vieillard pour nous déclarer, ce plan est renversé… D’abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige à précipiter les choses… En France, tout va bien… Guise est docile… Guise a repris l’énergie nécessaire… Valois va succomber et bientôt ce royaume aura le roi de notre choix.

Farnèse écoutait avec une attention profonde. L’abandon avec lequel Fausta lui faisait part de pareils secrets lui était un garant de sa sincérité. Et sa simplicité de parole et d’attitude la rapprochait du cardinal en la faisant plus humaine.

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