XIX L’ÉCHAUFFOURÉE DE LA CITÉ
Pendant que le duc de Guise mettait sur pied près de 400 gens d’armes pour s’emparer d’un seul homme, que devenait le chevalier de Pardaillan, cause involontaire de toute cette émotion?
Pardaillan avait traversé Paris, chevauchant toujours à une quinzaine de pas devant la litière de Fausta. Il était entré dans la Cité et avait fini par s’arrêter devant la sinistre maison à porte de fer. Il sauta en bas de sa monture et tendit le bras pour que Fausta pût s’y appuyer en descendant de sa litière. Et Fausta, en effet, s’appuya quelques instants sur ce bras, puis sauta légèrement sur la chaussée.
Pardaillan alla soulever le heurtoir et ne put s’empêcher de tressaillir au bruit sourd qui se répercuta à l’intérieur. Ce bruit, il le reconnaissait Et cela lui rappelait des souvenirs à tout le moins désagréables. La porte s’ouvrit. Fausta regarda fixement Pardaillan.
– Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en mon logis?
Une seconde, Pardaillan fut tenté de pousser la bravade jusqu’au bout; mais décidément le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de fer ne lui inspirait que des réflexions de défiance.
– Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais déjà l’intérieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien à une nouvelle visite, et d’ailleurs, depuis certaine aventure qui m’arriva justement dans une maison de la Cité, vous n’avez pas idée comme j’ai horreur d’être enfermé; c’est à un tel point que je passe maintenant mes nuits à la belle étoile…
– Je vous souhaite donc que les étoiles vous soient propices, dit Fausta qui cependant, prêtait l’oreille au loin et ne rentrait pas, comme si elle eût voulu retenir Pardaillan quelques minutes encore.
– Que dois-je faire de ce cheval? dit Pardaillan qui cherchait un moyen de prendre congé.
– Gardez-le! fit vivement Fausta, sinon en amitié, du moins en souvenir de moi.
Pardaillan attacha la bête à un anneau et répondit:
– Hélas! madame, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme sans maison ni écurie… J’ai déjà une monture équipée; si j’acceptais celle que vous voulez bien m’offrir, je serai forcé de la laisser mourir de faim. Sur ce, madame, daignez me permettre de prendre congé…
– Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez remercié!…
Pardaillan s’inclina profondément, tandis que Fausta rentrait à l’intérieur de son palais. Tant que la porte ne fut pas refermée, le chevalier s’attendait à quelque attaque soudaine, et se tenait sur ses gardes.
– Allons, je deviens mauvais, murmura-t-il en s’en allant. Pourquoi cette femme que j’ai sauvée aujourd’hui me voudrait-elle du mal?… Je lui ai parlé un peu bien cavalièrement… je ne suis qu’un rustre.
Tout en s’adressant ces reproches qui avaient le mérite d’être sincères, Pardaillan longeait sans hâte les bords du fleuve, et ce fut ainsi qu’il parvint non loin du pont Notre-Dame au moment même où une troupe d’une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont. De l’endroit où il se trouvait, Pardaillan ne pouvait voir ces cavaliers, la chaussée du pont lui étant masquée par les maisons qui la bordaient. Mais il vit parfaitement qu’on tendait les chaînes.
«Qu’est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Garons-nous à tout hasard.»
Il fit donc un crochet à gauche et parvint dans la rue de la Juiverie, d’où il put constater que le pont Notre-Dame était gardé. Il était d’ailleurs bien loin de supposer que c’était à lui qu’on en voulait; mais dans la situation où il se trouvait, il ne devait nullement souhaiter d’avoir à parlementer avec des hommes d’armes qui portaient le blason de Lorraine.
«J’en serai quitte pour entrer dans l’Université par le Petit-Pont, songea-t-il, et une fois dans l’Université, j’attendrai que les passages soient libres.»
Il fit volte face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le Petit-Pont. À cent pas il s’arrêta. Là encore, il y avait une troupe de cavaliers, et la chaîne était tendue!
– Diable! fit Pardaillan. Voilà qui va me faire perdre du temps… Et pourtant, ajouta-t-il rudement, je ne veux pas passer ma journée dans la Cité… M. de Maurevert pourrait s’impatienter de ne pas me voir.
Comme on peut le constater. Pardaillan ne songeait guère que ces mesures pouvaient avoir été prises contre lui. À supposer même que le duc de Guise connut sa rentrée à Paris, comment en effet eût-il pu savoir précisément que le chevalier était dans la Cité?
Sans autre inquiétude que celle du temps perdu, Pardaillan se dirigea donc vers la rue de la Barillerie; de ce côté, il pourrait déboucher soit sur le quai de la Mégisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans frémissement que le chevalier vit ces deux ponts également barrés.
Enfin lorsqu’il eut constaté qu’il n’y avait pas davantage moyen de passer par le pont aux Colombes, ni même par les échafaudages des constructions du Pont-Neuf, il dut bien s’avouer qu’il était prisonnier dans la Cité.
Il songea alors à essayer de traverser la Seine, soit en démarrant une barque, soit même à la nage. Mais s’étant approché de la berge à peu près à l’endroit où avait eu lieu le duel de Maurevert avec Lartigues, il constata qu’un singulier mouvement se faisait sur les berges.
Du pont Notre-Dame au pont aux Changeurs, des hommes d’armes s’étaient détachés et s’échelonnaient de façon à former une haie. Pardaillan vit qu’il était entièrement cerné dans l’île.
– À ce moment même, il s’aperçut que de toutes parts, ces troupes pénétraient dans les rues de la Cité… Non seulement il était cerné, mais il allait être reconnu!…
Il était évident qu’on traquait quelqu’un. Une sorte de battue s’organisait. Des bourgeois et des femmes passaient en courant et se hâtaient de regagner leur logis. Pardaillan, dans la rue de Calandre avisa un fripier qui, pris de peur, fermait sa boutique.
– Attendez, dit le chevalier, je vais vous aider…
Et il aida en effet le pauvre homme; mais ce n’était pas simplement par charité que Pardaillan prêtait ainsi le secours de son bras à cet inconnu.
– Que se passe-t-il? lui demanda-t-il.
– Ma foi, monsieur, le diable le sait! Ah! nous sommes bien heureux d’avoir la Ligue et c’est un bien grand honneur pour le peuple de Paris que monseigneur ait chassé Valois et ses suppôts! Mais enfin, ce ne sont qu’alertes continuelles, et moi qui vous parle, monsieur, je ne vis plus! Quant à ma femme, elle en a attrapé la fièvre quartaine…
– Ainsi, fit Pardaillan désappointé, vous ne savez pas pourquoi la Cité est envahie par les troupes de monseigneur que Dieu garde!…
– Que Dieu confonde! maugréa le boutiquier. Je crois, reprit-il tout haut, qu’il s’agit de quelques huguenots qui se seront cachés par ici… On dit aussi que M. le duc en veut fort à messieurs du Parlement…
– Ah! ah! voilà donc l’explication. Merci, mon brave!
– C’est moi qui vous remercie, monsieur, de votre honnêteté… Tenez! les voici qui entrent dans les maisons pour faire perquisition!… Seigneur, ayez pitié de nous!…
Le fripier se hâta de rentrer dans la maison. Et sa terreur était d’ailleurs pleinement justifiée, car les gens d’armes de Guise, toutes les fois qu’ils avaient à perquisitionner, ne se faisaient pas faute de s’enrichir aux dépens du bourgeois.
Tous les passants, d’ailleurs, n’étaient pas aussi effarés que ce digne boutiquier. Une foule s’amassait peu à peu pour voir, saisir et peut-être pendre ou brûler le ou les huguenots recherchés. À cette foule vinrent se mêler des mariniers; des figures louches se montrèrent; des gens empressés à aider les soldats dans leurs perquisitions… et empressés également à faire main-basse sur tout ce qui était facile à enlever, bon à manger, à boire ou à vendre…
Pardaillan marchait, pour ainsi dire poussé par ce flot humain qui montait et débordait. Et ce fut à ce moment qu’il entendit prononcer son nom.
Pardaillan, sans s’arrêter, écouta. Son nom prononcé d’abord par l’un des officiers qui dirigeaient l’opération le fut ensuite par un autre, puis par d’autres encore!…
Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C’était lui qu’on cherchait! C’était pour lui que la Cité était envahie, bouleversée, c’était contre lui que retentissaient les cris de mort!…
Il jeta un regard à droite, à gauche, devant et derrière. Devant, c’était une troupe qui s’avançait lentement, s’arrêtant de logis en logis. Derrière, c’était une troupe pareille devant laquelle il fuyait. À gauche, c’étaient les maisons de la rue Calandre, avec des gens penchés aux fenêtres. À droite, enfin, c’était un terrain vague pelé, galeux, à l’herbe rare, au fond duquel se dressait l’arrière-bâtisse du Marché Neuf. Et vers le milieu de ce terrain vague s’élevait une maison solitaire aux fenêtres hermétiquement closes.
Mais de son coup d’œil sûr et prompt, Pardaillan remarqua aussitôt que si les fenêtres de ce logis étaient fermées, il n’en était pas de même de la porte, qui était entre-bâillée… Il s’y dirigea de son pas le plus tranquille. La situation était affreuse… Et de l’effort qu’il faisait pour paraître paisible et ne pas se précipiter, Pardaillan sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes… Mais il s’était trouvé déjà à plus d’une aventure de ce genre, et savait conserver une allure et un visage de sang-froid, alors même que son cœur battait la chamade et qu’il se disait: