XX OÙ FAUSTA SE CONTENTE D’UNE COURONNE
Pardaillan, lorsqu’il sauta par la fenêtre de l’auberge, ne se doutait pas qu’elle donnait sur la Seine. En se sentant s’enfoncer dans l’eau, la pensée lui vint qu’il pourrait peut-être essayer de remonter le courant et de prendre pied sur les berges de l’île Notre-Dame (île Saint-Louis).
Mais dans cette rapide seconde où l’eau bourdonnait dans ses oreilles où ses vêtements collés à son corps le paralysaient, et où déjà la nécessité de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible, car remonter à la surface, c’était courir au-devant des balles, dans cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent désordonnés; de tout son effort, il lutta à la fois contre le courant qui l’entraînait et contre la poussée naturelle de bas en haut; il suffoquait; il tournoyait sur lui-même, pris dans les remous du fleuve venant se briser à cette pointe de la Cité… Bientôt la respiration lui manqua… et il étendit les bras dans un dernier spasme…
Dans cet instant, il éprouva le violent tressaillement de l’homme qui va mourir et qui entrevoit un moyen de salut… En effet, dans ce mouvement suprême que ses bras venaient de faire sous l’eau, sa main crispée venait de heurter quelque chose… il ne savait quoi… c’était un poteau enfoncé dans le fleuve… Ses doigts raidis s’amarrèrent à cette chose, et tout aussitôt, il s’y cramponna… En même temps, il se laissa remonter, se glissant, et grimpant le long de ce poteau ou de cette poutre, et l’instant d’après, toujours cramponné à la poutre, il émergea…
Son premier regard fut pour chercher la fenêtre d’où il s’était jeté et essayer une dernière défense… Mais il ne vit rien au-dessus de sa tête… rien qu’un plancher de bois… Tout autour de lui, c’étaient des poutres qui émergeaient, se croisaient, formaient l’échafaudage qui soutenait ce plancher…
Pardaillan étouffa un rugissement de joie; il comprit que dans sa lutte contre le courant, il s’était jeté sous la prison du palais de Fausta! sous cette pièce où il y avait un trou par où Fausta faisait jeter dans l’eau les cadavres des condamnés! Au même moment, il aperçut le treillis de fer… la nasse où il avait failli périr!…
Pardaillan se hissa le long de la poutre à laquelle il s’était accroché, sortit complètement de l’eau et s’assit sur la première bifurcation de poteaux. Il était sauvé… ou presque!
Du dehors, on ne pouvait le voir… il entendait les cris de ceux qui le cherchaient et à qui, naturellement, l’idée ne pouvait venir de remonter le courant… En effet, peu à peu les cris s’éloignèrent. Pardaillan eut alors un rire silencieux et murmura:
– Il se pourrait bien que je me tire de ce nouveau plongeon… je voudrais bien voir la figure de M. de Guise et de cette digne Mme Fausta, la perle de la reconnaissance…
En prononçant à demi-voix ce nom de Fausta, Pardaillan demeura soudain frappé par une idée qui lui traversait le cerveau.
En effet, il se doutait bien que la Seine allait être surveillée dans son cours et sur ses berges, et qu’il lui serait très difficile de s’éloigner du refuge où il se trouvait. D’autre part, la pensée pouvait parfaitement venir à ceux qui le cherchaient de venir voir ce qui se passait sous ce plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l’exécution suivait toujours de près la pensée, Pardaillan, de poutre, en poutre, gagna le treillis de fer… la nasse de Fausta.
Il constata que le panneau qui formait ouverture était relevé; il l’était sans doute depuis le jour où on avait ouvert le passage aux cadavres… À ce souvenir, il ne put s’empêcher de pâlir. Mais redescendant le long du treillis avec la fermeté d’une résolution bien arrêtée, il plongea, et bientôt se retrouva dans l’intérieur de la nasse. Alors il remonta jusqu’en haut, jusqu’au plancher même.
Cramponné d’un bras à la poutre à laquelle il s’accrochait, de l’autre bras allongé il parvint à soulever la trappe qui fermait le trou carré. Alors il se suspendit des deux mains aux bords de ce trou, et se souleva par un tour de force musculaire connu en gymnastique sous le nom de «rétablissement». Quelques secondes plus tard, il était dans la pièce où il s’était battu contre les gens de Fausta, dans la salle des supplices… Elle était obscure, silencieuse…
La première pensée de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se secoua, s’ébroua, se défit de son pourpoint qu’il tordit, et enfin prit toutes les mesures propres à le sécher autant qu’il était possible de le faire en pareille situation.
Plusieurs heures se passèrent ainsi… Pardaillan rhabillé, à peu près séché, commençait à sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin de bonne heure de la Devinière , il n’avait rien pris de la journée.
La nuit vint. Dans le mystérieux palais, aucun bruit ne se faisait entendre. Pardaillan se rendait compte que cette demeure devait être à peu près déserte, puisque Fausta, le matin même, avait été trahie, abandonnée par tous ceux qu’elle avait amenés à l’abbaye…
Deux plans se présentaient donc au chevalier. Le premier, c’était de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le deuxième, c’était purement et simplement de sortir du palais de Fausta par la porte. S’il ne restait là que quelques domestiques, Pardaillan se faisait fort de les obliger à lui ouvrir cette porte! Il attendit donc deux ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le décida à agir. La pensée de s’attabler devant quelque pâté, escorté de quelque volaille et flanqué d’un bon flacon, près du grand feu que Huguette lui allumerait dans la cuisine de la Devinière , cette pensée l’attendrissait, le faisait sourire et claquer de la langue. À ce montent, certes, il ne songeait ni à Guise, ni à Fausta, ni à Maurevert: il ne songeait qu’au bon dîner qu’il entrevoyait, suivi d’un excellent somme… Nous avons toujours dit que Pardaillan était la simplicité même.
Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de la salle des supplices. Elle était ouverte… Pardaillan passa, referma derrière lui et traversa cette pièce que nous avons eu l’occasion de décrire et qui ressemblait à l’avant cachot de la mort… Après quoi, il se trouva dans une galerie qu’il se mit à suivre.
«Le premier que je rencontre, se disait-il, je lui mets la pointe de ma dague sur la gorge, et je lui dis: «Mon ami, je suis égaré comme par hasard dans cette maison. Veuillez donc me conduire jusqu’à la grande porte que vous m’ouvrirez, et vous aurez un bel écu pour votre peine. Sinon, je serai forcé de vous tuer.» Nul doute que le brave homme ne choisisse l’écu…»
Cependant, il était plongé dans une obscurité profonde et marchait vers un vague reflet de lumière qu’il apercevait à une quinzaine de pas devant lui dans la galerie… Lorsqu’il eut atteint ce rai de lumière, il s’aperçut qu’il venait de l’entre-bâillement d’un double rideau de velours qui formait une large baie ouverte à cet endroit. Pardaillan glissa un regard par cet entre-bâillement, et vit une vaste salle éclairée par quelques flambeaux allumés de place en place.
Cette salle, il la reconnut aussitôt… C’était la magnifique pièce aux colonnades, aux statues, aux torchères d’or… la salle du trône!…
– Trône sans souveraine! murmura Pardaillan en hochant la tête avec un singulier sentiment d’ironie où il y avait presque de la pitié pour cette femme qui avait voulu le faire tuer deux ou trois heures après qu’il l’avait sauvée… Car quel autre que Fausta avait pu prévenir Guise?
Pardaillan allait s’éloigner et continuer son excursion, en se disant que, s’il trouvait moyen d’arriver jusqu’à la porte d’entrée sans rencontrer personne, il trouverait bien le moyen de l’ouvrir; il allait donc reprendre sa marche, lorsqu’il demeura cloué sur place… Il lui semblait qu’il venait d’entendre comme un léger bruit de pas.
Ce bruit venait de la grande salle du trône. Pardaillan colla son œil à la fente des rideaux et aperçut une sorte de fantôme vêtu de blanc qui marchait, ou plutôt glissait d’un pas majestueux…
– Fausta! murmura le chevalier.
C’était Fausta en effet, calme, grave, sereine comme à son habitude. Derrière elle venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa retomber le manteau dont il se couvrait à demi le visage.
«Le duc de Guise! fit Pardaillan en lui-même.»
Fausta s’était arrêtée vers le milieu de la salle et, prenant place dans un fauteuil, avait indiqué un siège à Guise, qui s’assit lui-même.
– Voilà donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboyait, voilà la femme qui a voulu me tuer à chacune de nos rencontres… et aujourd’hui même! Voici l’homme qui a jeté une meute enragée à mes trousses et a bouleversé la Cité pour me faire assassiner!… Voici l’homme qui a dit que j’étais un lâche parce que je me rendais à lui, parce que je voulais sauver une malheureuse!… Je les tiens là, tous deux… ils sont seuls… Si je me montrais tout à coup, et si, profitant de leur stupeur, je les frappais mortellement l’un et l’autre, ne serait-ce pas mon droit?
Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais bientôt, sa physionomie s’apaisa, sa main retomba, et pensif, il murmura:
– Ce serait mon droit peut-être… mais alors j’aurais mérité ce mot dont Guise m’a souffleté rue Saint-Denis… je serais un lâche! Non, ce n’est pas ainsi que je dois me venger… Ce mot, Guise doit en mourir… Il en mourra. Je l’ai juré… mais il faut qu’il sache qu’un Pardaillan ne frappe pas à l’improviste et par derrière!… Attendons… écoutons!…