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Et Pardaillan se mit à écouter et à regarder, oubliant ce qu’il y avait d’étrange et de périlleux dans sa situation.

Fausta, au moment où elle avait quitté Pardaillan sur le seuil de son palais, avait pu, à certains signes imperceptibles, à une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien pris ses précautions contre Pardaillan. La présence du messager qui avait porté son billet au duc changea cet espoir en certitude. L’homme lui assura que tous les ponts étaient occupés…

Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court répit dans la douleur affreuse qu’elle était parvenue jusque-là à cacher sous un visage immuable. Mais à peine fut-elle enfermée, verrouillée dans sa chambre, seule, et sûre que nul ne pouvait ni la voir, ni l’entendre, sa physionomie se décomposa, ses yeux noirs lancèrent des éclairs, et des imprécations tordirent ses lèvres. Tout ce que la rage et la fureur à leur paroxysme peuvent suggérer à un esprit affolé de blasphèmes, de menaces, de projets hideux, Fausta le hurla dans sa pensée, Fausta le bégaya en paroles rauques.

Elle s’était jetée tout habillée sur son lit, et la tête dans les dentelles des oreillers qu’elle déchirait de ses ongles et de ses dents, elle luttait contre la crise de désespoir qui s’abattait sur elle et la terrassait. Elle eut des sanglots qui ressemblaient à des halètements de panthère prise au piège. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnèse, de Violetta, de Pardaillan se succédaient parmi des cris inarticulés, des invectives, des larmes, des gestes de folie…

La statue devenait femme…

Fausta payait un terrible tribut aux sentiments qui gouvernent l’esprit humain.

Quelle situation!… Quel effondrement!… Avoir rêvé, organisé, combiné le bouleversement social le plus prodigieux, avoir conquis, séduit, acheté ou terrorisé la moitié des princes de l’Église, avoir tenu dans ses mains la puissance absolue, avoir mis sur sa tête cette tiare qui l’eût faite reine du monde, devant laquelle s’inclinaient rois et empereurs, être parvenue au but, le toucher enfin, avoir tout prévu… tout… sauf la lâcheté et la trahison de quelques comparses!… Avoir dépensé sans compter les millions des Borgia, les trésors qui lui venaient de son aïeule Lucrèce, avoir prodigué le génie d’un diplomate consommé, la force d’un conquérant, s’être haussé à la plus hautaine ambition, et finir misérablement, bassement, dans l’humiliation d’un guet-apens, dans une escarmouche sans gloire, dédaignée au point qu’on la laissait vivre, et que Sixte ne cherchait même pas à la supprimer!… Simplement, d’un geste, on l’écartait!…

Ces gentilshommes qu’elle avait enrichis, qui le matin même tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparût, sans pompe, vêtu comme un pauvre bourgeois, pour qu’ils tournassent contre elle les épées qu’elle avait solennellement distribuées en les bénissant!… Ces cardinaux qui s’agenouillaient à ses pieds!… avec quelle lâche ardeur ils avaient entonné le Domine salvum fac Sixtum…

Seule maintenant!… Seule ou presque!… Quelques femmes, quelques domestiques, voilà tout ce qui lui restait de sa cour pontificale!…

Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la crise. Puis lorsque son corps abattu, sans forces, demeura inerte en travers du lit, lorsqu’elle eut compris que lentement la tempête s’apaisait, que les idées redevenaient plus claires comme les étoiles qui recommencent à briller dans un ciel lavé par l’ouragan, lorsqu’elle put penser enfin, elle chercha comment avait pu se produire la trahison.

Des détails qu’elle avait dédaignés lui revinrent en mémoire. Elle revit toute l’attitude de Rovenni dans les trois derniers mois, elle pesa ses paroles, mesura ses gestes, et acquit la conviction que Sixte avait acheté Rovenni dès le moment où il était venu à Paris pour reprendre les millions destinés à Guise. Rovenni avait fait le reste, détaché d’elle l’un après l’autre, tous ceux qu’elle avait entraînés…

Et elle comprit qu’elle avait commis une faute d’inexpérience et d’orgueil. Inexpérience, parce qu’elle n’avait jamais envisagé la possibilité humaine, permanente, universelle, de la trahison. Orgueil aussi! parce qu’en voyant des hommes s’agenouiller, se prosterner devant elle, elle avait fini par croire qu’on l’adorait vraiment… que c’était elle qu’on adorait, et non la puissance, les faveurs, les jouissances qu’elle pouvait distribuer.

Et dans ce cœur le fiel s’amassa goutte à goutte.

Fausta redevint plus femme, peut-être, et rejetée du rang des anges, reprit sa place dans l’humanité. Lorsqu’elle remonta de cette descente aux enfers, lorsqu’elle eut éclairé ce passé de trahison avec la torche de la souffrance, Fausta sentit le calme revenir dans son esprit, et elle songea à l’avenir, elle établit la balance de ses pertes et de ses profits, elle jeta sur le champ de bataille de sa vie le coup d’œil de l’imperator vaincu qui cherche s’il doit battre en retraite ou violenter la fortune, et voici ce qu’elle put nettement établir en passant de l’analyse à la synthèse:

Elle venait de subir une défaite: elle perdait du coup toute possibilité de réaliser son rêve. Jamais elle ne serait à Rome la grande prêtresse reprenant la tradition de la papesse Jeanne. Mais si elle ne pouvait être la papesse, et si elle comprenait qu’elle userait en vain ses forces à soulever ce rocher de Sisyphe qui retomberait sans cesse et l’écraserait enfin, elle pouvait, elle devait être reine…

Reine de France, C’était encore un magnifique et rutilant hochet pour une imagination pareille! Reine de France par Guise, roi de France!… Et plus tard, peut-être, reine absolue par la mort de Guise!…

D’abord la mort d’Henri III lui donnant la moitié de la royauté. Puis la mort de Guise lui donnant la royauté tout entière. Et en attendant, c’était la vengeance assurée!… Avec Guise, avec Alexandre Farnèse, elle entreprenait la conquête de l’Italie, enfermait le pape dans Rome; ne lui laissant qu’une puissance illusoire… tout le rêve de Machiavel, de César Borgia, de tant de penseurs et de tant de reîtres conquérants…

Fausta rouvrait ses ailes toutes grandes. Elle s’élançait d’un vol éperdu dans une chimère cette fois réalisable… cette fois réalisée en grande partie; et mathématiquement, elle posait la marche du problème à résoudre.

D’abord la mort de Valois. Puis, le couronnement d’Henri de Guise. La répudiation de Catherine de Clèves, femme du duc. Le mariage de Guise avec la princesse Fausta. La conquête de l’Italie. La mort de Guise. Le règne de Fausta, seule maîtresse de la France et de l’Italie…

Voilà par quels degrés elle se hausserait maintenant à la suprême puissance!… Et le premier échelon de cette progression, c’était un assassinat: tout cet échafaudage était bâti sur une mare de sang. En haut, la couronne. En bas, un poignard. Tout reposait sur le meurtre d’Henri de Valois!… Il fallait donc commencer par tuer le roi de France.

Fausta, ayant ainsi établi la marche nouvelle qui rendait immédiatement nécessaire la mort de Valois, raya de son esprit tout le passé, éteignit d’un souffle son rêve de souveraineté pontificale, convint avec elle-même que si elle ne pouvait régner sur la chrétienté elle devait régner sur les deux plus beaux pays du monde chrétien, et résolut d’agir à l’instant même.

Elle sauta à bas de son lit, s’assit devant une glace, chef-d’œuvre des fabriques de Venise, et pendant une heure, par des lotions réitérées, par le secours des fards auxquels elle recourait bien rarement, s’étudia à effacer de son visage ravagé jusqu’à la moindre trace de larmes, jusqu’au dernier vestige de souffrance, de fureur ou de désespoir.

Lorsqu’elle y fut parvenue, elle écrivit une lettre qui fut aussitôt portée à l’hôtel de Guise. Deux heures plus tard, le duc de Guise était au palais de Fausta.

– Je vous écoute, madame, dit le duc de Guise lorsqu’il eut pris place sur le fauteuil que Fausta venait de lui désigner. Mais avant de commencer ce grave entretien, car à la solennité du lieu où vous m’avez conduit, au ton de votre missive, à l’heure où il vous a plu de m’appeler, à votre physionomie enfin, je pense que d’irrémédiables choses vont se dire ici, avant donc que de commencer, princesse, peut-être serait-il bon que je m’assure… que nous sommes bien seuls.

Et Guise, d’un regard, fouilla non seulement les coins d’ombre amassés au fond de la vaste salle presque funèbre dans sa somptuosité, mais aussi le visage de Fausta.

– Oui, dit celle-ci, vous vous souvenez d’un entretien que vous avez eu avec la reine Catherine où vous vous êtes cru bien seul, où vous avez dit tout ce que vous aviez sur le cœur… et vous pensez que peut-être, moi aussi, j’ai aposté derrière un rideau quelque Sixte qui recueillera vos paroles.

Guise protesta du geste.

– Rassurez-vous, reprit gravement Fausta. Nous sommes ici sous le regard de Dieu qui seul peut nous voir et nous entendre…

– Peste! pensa Pardaillan, me voilà promu au rang de divinité, puisque je suis seul ici à regarder et à écouter!… Eh bien, soit! Jouons de notre mieux le rôle que nous attribue cette noble dame!…

– Monsieur le duc, continua Fausta, lorsque, voici trois ans de cela, vous vîntes à Rome pour implorer l’assistance de Sixte Quint, Sa Sainteté vous donna sa bénédiction… moi je vous donnai deux millions en vieil or un peu bruni par le temps, mais qui n’en avait pas moins cours… Vous me demandâtes alors ce que je voulais en échange et je vous répondis: «Plus tard, vous le saurez!…»

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