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– C’est vrai, dit Guise en s’inclinant, et ma reconnaissance…

– Ne parlons pas de reconnaissance, duc; parlons de nos intérêts, des miens, des vôtres… Je continue. À notre deuxième entrevue, vous m’exposâtes vos espérances, ou du moins, à travers vos réticences, je parvins à comprendre quelle noble et haute ambition vous portiez dans l’esprit, et quel tourment vous rongeait depuis de bien longues années. Vous vouliez être roi!…

Guise pâlit et jeta autour de lui des regards inquiets.

– Nous sommes seuls, reprit Fausta non sans une pointe de dédain et d’impatience. Donc, vous vouliez être roi. Et vous n’osiez pas!… Vous aviez la Ligue, mais la Ligue était faible, la Ligue ne demandait pas un changement de dynastie, mais seulement une autre Saint-Barthélémy… Ce que vous n’osiez pas faire, je l’ai fait!… Tous ces fils ténus de la Ligue je les ai rassemblés. J’ai jeté mes agents sur la France. Pendant un an et demi, je vous ai montré les progrès de l’œuvre qui s’accomplissait, et comment on prépare une tempête capable de broyer un trône. En même temps, je vous montrais ce que coûtait chaque homme, chaque dévouement, chaque pensée acquise; en sorte qu’avec les deux millions que je vous ai remis à Rome, vous savez maintenant que vous m’êtes redevable de dix millions…

– C’est vrai, dit Guise en passant une main sur son front.

– Par dix fois, par vingt fois, vous m’avez demandé ce que j’exigeais en retour. Et je vous ai répondu: «Vous le saurez plus tard!…» Ce long et pénible travail a porté ses fruits, monsieur le duc: la journée des Barricades est mon œuvre. Valois s’est enfui. Et si vous n’êtes pas déjà sur le trône, ce n’est pas ma faute… c’est la vôtre!…

– C’est encore vrai, dit le duc en frémissant.

– Après la fuite d’Henri de Valois, reconnaissant que vous me deviez votre magnificence, votre victoire et votre future couronne, vous m’avez encore demandé quel était mon but et ce que j’attendais de vous. Je vous ai répondu: «Vous le saurez quand l’heure sera venue…» Monsieur le duc, l’heure est venue!

– Ah! ah! fit le duc, tranquillement, d’un air qui voulait dire: «C’est donc devant la créancière que je me trouve? Eh bien, j’aime mieux cela! Car, Dieu merci, je connais l’art d’expédier une dette!»

Fausta comprit peut-être. Mais elle n’en laissa rien voir. Seulement un sourire plus livide glissa sur ses lèvres, pareil à ces reflets de foudre qui, dans la nuit, illuminent parfois les vitres d’une fenêtre. De son côté, le duc de Guise sentit que sa manière d’accueillir l’ouverture de celle qui l’avait tant et si puissamment aidé était peut-être dangereuse, car il reprit, sans conviction:

– Demandez-moi ma vie, madame, je serai heureux de vous l’offrir.

– Votre vie, duc, vous est a vous trop précieuse et me serait à moi de trop peu d’utilité. Gardez-la donc…

Guise se mordit les lèvres.

– Ce que j’ai à vous demander en revanche de tout ce que j’ai fait pour vous, continua Fausta, pourra vous sembler plus difficile à donner que votre vie. Aussi, comme vous pourriez me refuser la seule chose à laquelle je tienne, je vais d’abord vous démontrer qu’il vous est impossible de me la refuser…

– Je vous écoute, madame! dit Guise avec une sourde inquiétude. Mais cette chose…

– Vous avez noblement patienté des mois et des années pour la savoir… vous pouvez bien patienter quelques minutes. Voici d’abord mes preuves. Vous voulez être roi. Pour cela, il faut: d’abord que le roi régnant meure; ensuite que vous puissiez écarter le prétendant naturel et légitime, qui est Henri de Bourbon, roi de Navarre; enfin, que vous puissiez éviter une guerre civile et régner avec l’assentiment des parlements de Paris et des provinces. Tout cela est-il juste?

– Parfaitement juste, madame! dit le duc d’une voix altérée. Vous avez le raisonnement en coup de hache…

Fausta daigna sourire et continua:

– Je vais vous prouver, monsieur le duc, qu’aucun de ces événements ne peut arriver que par mon assentiment exprès et que, si je le veux, vous ne serez pas roi de France; que si je le veux, vous serez traité comme rebelle et soumis au châtiment qui frappe les rebelles en ce beau pays de France…

– Je disais bien, madame, balbutia Guise devenu livide, que vous raisonnez à coups de hache!… Seulement cette fois, c’est à la hache du bourreau que vous en appelez, et elle est à double tranchant, prenez-y garde!

Fausta secoua la tête d’un air de suprême dédain.

– Je reprends point par point, dit-elle de cette voix inflexible et métallique qui justifiait si bien la comparaison de Guise. Nous disons qu’il nous faut d’abord la mort du roi régnant… Eh bien, si je veux, Henri de Valois ne mourra pas. En effet, si je ne leur donne pas contre-ordre, deux cavaliers vont partir à la pointe du jour, l’un pour Blois, l’autre pour Nantes. Je vous le répète, ces deux cavaliers, si je ne les vois pas moi-même cette nuit, si je ne leur retire par leurs missions, seront en route dans quelques heures. Le premier porte au roi de France la preuve que vous le voulez assassiner…

Guise grinça des dents; et si son regard eût pu foudroyer Fausta, elle fût tombée à l’instant.

– Le deuxième, poursuivit Fausta imperturbable, est à destination de Nantes où se trouve le roi de Navarre avec douze mille fantassins, six mille cavaliers et trente canons. Ma dépêche le prévient de vos intentions et lui prouve qu’il n’y a qu’un moyen pour lui conserver la couronne à la mort d’Henri III, c’est de s’unir au roi de France et de marcher avec lui sur Paris. M. le duc, combien avez-vous d’hommes et d’argent pour résister aux deux armées combinées?…

– Forte! très forte! grommela Pardaillan qui ne perdait ni un mot, ni un geste, ni un battement de paupières.

Quant au duc, un abîme soudain ouvert sous ses pieds ne lui eût pas donné le vertige d’épouvante et de rage qu’il éprouvait à ce moment. Il souffla et, péniblement, murmura:

– Mais, madame, en vérité, je crois que vous me menacez…

– Pas du tout. Je vous donne mes preuves. Supposons maintenant Valois supprimé par un de ces accidents que la Providence met parfois sur la route des rois… et des prétendants. Supposons ainsi qu’Henri de Navarre ne bouge pas. Bref, vous n’avez qu’à vous laisser couronner… si toutefois vos droits sont établis…

– Ils le sont! dit vivement Guise en se raccrochant. Ils le sont par les preuves qu’a accumulées François de Rosières dans son livre…

– Livre dont j’ai payé l’impression sur deux cent mille exemplaires, livre qui a été répandu dans tout le royaume par mes agents…

– C’est vrai, madame, balbutia le duc.

– Donc vos droits ont été répandus par deux cent mille exemplaires du livre de l’archidiacre Rosières.

– Que nul ne peut contester!…

– Nul en effet… excepté l’archidiacre lui-même, dit tranquillement Fausta.

Guise pâle comme la mort regarda fixement Fausta. Cette fois le coup était si rude qu’il en chancelait et qu’il n’osait même pas demander l’explication de ces paroles… Fausta, sans se lever, allongea le bras vers une table placée près d’elle et y prit un mince volume qu’elle tendit à Guise en disant:

– Voici, monsieur le duc, un livre nouveau de messire François de Rosières, archidiacre de Toul. Comme vous pouvez vous en rendre compte, le digne ecclésiastique y fait renonciation complète à ses erreurs, demande pardon à Dieu de s’être laissé suborner par vous, et reprenant l’un après l’autre les arguments qu’il a entassés en votre faveur, les détruit… plus facilement, il faut l’avouer, qu’il ne les a échafaudés… Ah! monsieur le duc, il est toujours plus commode de défaire que de créer!…

Guise, plongé dans une stupeur qui tenait de l’épouvante, feuilletait le volume d’une main tremblante.

– Il y a, continua Fausta, trente mille exemplaires de ce livre à Paris, quinze mille à Lyon, autant à Toulouse, cinq mille à Orléans, Tours, Angers, Rennes… partout, monsieur, il y en a partout!… Au total, quatre cent mille exemplaires dans le royaume… Que je dise un mot, et tous ces volumes sortiront des caves où ils attendent le jour… et la lecture.

Guise jeta violemment sur le parquet le livre qu’il tenait à la main, et se levant se mit à marcher à grands pas dans la direction de la baie derrière les rideaux de laquelle se trouvait Pardaillan. Le Balafré était sombre. La cicatrice paraissait sanguinolente dans son visage livide. Et de ses yeux jaillissait une telle flamme qu’il était évident qu’une pensée de meurtre hantait cette tête violente.

– Oh! oh! murmura Pardaillan, je ne donnerais pas un denier de la vie de la belle Fausta… si je n’étais là!… Mais je suis là, et je ne veux pas qu’on me la tue…

À tout hasard, il se prépara et, la dague au poing, attendit le moment d’intervenir.

Pendant cette seconde terrible où Fausta comprit parfaitement que sa vie ne tenait qu’à un fil, elle ne fit pas un mouvement… Elle jouait à cette minute son va-tout. Dompter le duc… ou mourir, il n’y avait pas d’autre alternative pour elle dans la situation désespérée où la plaçait sa défaite du matin. Dans le palais désert, abandonné, quelques femmes… quelques laquais… personne dont elle pût ou voulût attendre un secours.

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