Ces paroles du roi firent passer un frisson parmi les assistants – tous royalistes; et les trois frères purent entendre ce frémissement des épées qui se heurtaient comme des feuilles d’acier. Il sembla à tous qu’Henri III allait se révéler par un coup de force et l’écraser tandis qu’il le tenait. Les seigneurs se préparèrent donc et portèrent la main à leurs dagues ou à leurs rapières. De là cette agitation de l’acier qu’on s’apprête à sortir des fourreaux…
Mayenne fit un pas en arrière et grommela une sourde imprécation. Le cardinal de Guise se redressa et jeta autour de lui un regard de défi et de dédain foudroyant. Le duc seul garda un calme parfait qui semblait en harmonie avec le calme apparent du roi.
– Sire, dit-il d’une voix assurée, vous savez que mon frère le cardinal est président du clergé en même temps que monseigneur le cardinal de Bourbon. Il n’y a donc rien que de naturel à sa présence aux États que Votre Majesté a daigné convoquer en cette ville.
– Et vous, monsieur le duc? reprit Henri III avec la même impertinence.
– Sire, continua Guise, vous savez que mon frère Mayenne est président de la noblesse en même temps que M. le maréchal comte de Brissac…
– Maréchal! de barricades, comme M. de Bourbon est cardinal de conspiration! dit sourdement le roi.
Et cette fois Guise pâlit. Car l’attaque était directe, et sûrement l’orage allait crever…
– Mais, reprit le roi, il ne s’agit pas de vos deux frères. Il s’agit de vous. Je suis bien aise de les voir près de vous… de vous voir tous trois ensemble… mais je vous demande spécialement à vous: que venez-vous faire ici?…
À ce moment, Catherine de Médicis se rapprocha du roi et se tint debout près de l’estrade. Cette sombre figure de spectre qui apparut soudain à Guise lui sembla le mauvais augure de quelque catastrophe. Il jeta autour de lui un rapide regard, il vit les seigneurs royalistes prêts à sauter sur lui, et peu s’en fallut qu’il n’eût à ce moment la parole irrévocable.
«S’il fait un signe suspect, pensa-t-il rapidement, j’appelle mes gentilshommes… et… bataille!…»
Cependant, comme il n’était pas prêt, comme cet homme que l’histoire nous donne pour un chef d’une expérience consommée passa toute sa vie à hésiter, il résolut d’atermoyer encore s’il le pouvait, et répondit •
– Sire, je pourrais vous dire que député de la noblesse au même titre que tant d’autres seigneurs, j’ai pu, j’ai dû me rendre à la convocation que Votre Majesté…
– Il ne s’agit pas de votre présence aux états généraux, interrompit le roi qui avait l’obstination froide, terrible et parfois cruelle. Il s’agit de votre présence ici, chez moi, chez le roi! Qu’y venez-vous faire?…
Ces paroles étaient effrayantes. La situation l’était plus encore. Guise, éperdu, balbutia quelques paroles confuses. Son frère le cardinal lui marcha rudement sur le pied, d’un air qui voulait dire:
«Qu’attendez-vous? Dégainons, morbleu!…»
L’angoisse qui pesait sur cette scène d’une terrible violence dans le calme apparent des personnes fut portée à son comble par ces paroles qu’Henri III, plus nasillant que jamais, ajouta tout à coup:
– En tout cas, j’ai pu voir que vous êtes venu en bonne et nombreuse compagnie. Peste! je vous en fais mon compliment. À nous voir l’un et l’autre, des gens peu au fait de vos intentions et des réalités pourraient croire que je ne suis presque plus roi et que vous êtes déjà presque roi.
– Sire… intervint la reine mère.
– Laissez, madame!… Par les saints, il y a ici un roi; il n’y a qu’un roi; et quand le roi parle, tout le monde doit se taire, même vous, madame!… Mon cher cousin, je vous faisais donc compliment sur votre escorte. Mais, dites-moi, il me semble qu’il y manque quelqu’un…
– Qui cela sire? dit le duc de Guise en devenant livide.
– Mais… le moine qui devait m’occire en la cathédrale de Chartres. L’avez-vous donc oublié à Paris?…
Ces paroles éclatèrent comme un coup de tonnerre. Un sourd grondement de mort, précurseur de la tempête, parcourut les gentilshommes royalistes. Chalabre tira à demi sa rapière. Le comte de Loignes tira tout à fait sa dague et se mit à se curer les ongles avec la pointe, en fixant sur Guise un regard de vengeance féroce…
Déjà le duc de Guise se tournait vers la porte. Déjà il allait pousser le cri de rescousse, et qui peut savoir ce qui se fût alors passé?… lorsque tout à coup, Catherine de Médicis, allongeant son bras maigre, laissa tomber ces mots, de cette voix de suprême autorité dont elle usait bien rarement:
– Messieurs de Lorraine, écoutez-moi, écoutez la reine!… Le roi veut bien que je parle. N’est-ce pas que vous le voulez, mon fils?
– Par Notre-Dame, gronda Henri III, j’ai donné le coup de boutoir, tâchez de le recoudre, si cela vous convient… Parlez, madame, on vous écoute!
Les personnages qui assistaient à cette scène demeurèrent figés dans l’attitude qu’ils venaient de prendre. Seul le duc de Guise fit un demi-tour vers la reine mère. Alors Catherine de Médicis continua:
– Monsieur le duc, vous ignorez sûrement que nous avons découvert à Chartres un complot contre Sa Majesté; un moine, en effet, un moine s’était vanté de frapper le roi… mais Dieu veille sur le fils aîné de l’Église… le complot avorta… Toujours est-il que ce moine, pour pénétrer dans Chartres, s’était glissé à votre insu dans les rangs de la grande procession… C’est cela que Sa Majesté a voulu dire…
– J’ignorais, en effet, balbutia le duc, qu’il pût y avoir dans tout le royaume un être assez criminel, assez insensé pour oser porter la main sur la personne royale…
– Maintenant, reprit Catherine avec son plus gracieux sourire, le roi ayant accordé audience à notre cher cousin, lui demande simplement quel est le but spécial de cette audience… Sa question n’a pas d’autre portée.
Guise regarda Henri III, qui, craignant d’avoir été trop loin et de n’être pas en mesure de sortir d’un mauvais pas, fit un signe de tête affirmatif. Une détente se produisit aussitôt dans l’assemblée: on comprit que le roi venait de reculer. Loignes, ayant terminé sa petite besogne, rengaina sa dague. Mayenne poussa un soupir qui pouvait à la rigueur passer pour le mugissement d’un bœuf. Le cardinal de Guise eut un pâle sourire. Le roi se renversa dans son fauteuil, croisa sa jambe droite sur sa gauche, et bâilla.
– Sire, dit alors Guise d’une voix raffermie, et vous, madame et reine, l’audience que Votre Majesté a bien voulu nous accorder a en effet un but spécial. Je suis venu non pas à Blois, mais précisément au château de Blois. Je suis venu non pas aux conférences, mais justement chez Sa Majesté. Et si j’ai prié mes deux frères de m’accompagner, si j’ai invité tout ce que je connaissais de gentilshommes amis à me suivre ici, c’est que j’avais à dire des paroles solennelles… et j’eusse voulu que toute la noblesse de France fût présente dans ce salon…
– Qu’à cela ne tienne! dit hardiment le roi. Qu’on ouvre les portes, et qu’on fasse entrer tout le monde!…
Cet ordre fut immédiatement exécuté. La porte du salon ouverte à double battant, un huissier cria:
– Messieurs, le roi veut vous voir!…
Alors, tous les seigneurs qui attendaient dans l’escalier et sur la terrasse entrèrent. Le salon fut bientôt bondé. Ceux qui ne purent entrer s’arrêtèrent sur le palier et jusque sur les marches de l’escalier. Une intense curiosité pesait sur cette foule assemblée.
– Mon cousin, dit le roi, vous avez maintenant un auditoire à souhait. Parlez donc hardiment.
– Je parlerai avec plus de franchise encore que de hardiesse, dit le duc de Guise. Sire, lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir à Chartres, je vous ai dit que votre ville de Paris réclamait à grands cris la présence de son roi dont elle ne peut se passer, sous peine de dépérir. Maintenant, sire, j’ajoute: c’est le royaume entier qui réclame la fin des discordes, et supplie Sa Majesté de reprendre visiblement les rênes du gouvernement. À tort, bien à tort, sire, moi Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, j’ai été considéré comme un brandon de guerre civile. À mon grand regret, ceux qui voulaient porter le trouble dans le royaume ont espéré trouver en moi un chef de révolte, alors que je suis seulement le chef de l’une des armées royales. Ces espérances des fauteurs de troubles seraient encouragées par moi si d’une voix haute je n’y mettais un terme. Sire, je suis venu loyalement et franchement déposer mon épée à vos pieds et vous proposer une réconciliation solennelle, si toutefois il y a jamais eu de véritable querelle…
– Et il n’y en a jamais eu! cria la reine mère.
Il serait difficile de donner une idée exacte de la stupéfaction qui se peignit sur le visage des gentilshommes tant guisards que royalistes, lorsque le duc de Guise eut achevé de parler. Pour les uns, c’était l’effondrement subit, inexplicable et inexpliqué d’une conspiration qui durait depuis quinze ans. Pour les autres, c’était une instinctive méfiance devant une attitude si nouvelle chez l’orgueilleux duc.