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XXII LA ROUTE DE DUNKERQUE

Pardaillan, après le départ de Fausta et de Guise, était demeuré à sa place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu’il venait d’entendre.

«Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit pétrie de méchanceté! Du courage, de grandes pensées, une vaste ambition, une éclatante beauté… quel admirable type de conquérante! C’est vrai qu’elle a une façon spéciale de témoigner sa reconnaissance aux gens! À peine l’ai-je tirée des mains de Sixte qu’elle lance le Balafré à mes trousses… Mais après tout…»

Pardaillan en était là de ses réflexions lorsqu’il vit rentrer Fausta dans la salle du trône.

«Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la vilenie qu’elle a commise à mon égard!… Mais que diable fait-elle?… Elle pleure?… Pourquoi?…»

Fausta, en effet, était tombée sur un siège, le visage dans les deux mains, et le bruit d’un sanglot parvenait au chevalier. En proie à une émotion étrange, Pardaillan allait peut-être s’avancer, lorsque Fausta, relevant et secouant la tête comme pour écarter à jamais les pensées qui l’assaillaient, appela en frappant du marteau sur un timbre.

Un laquais parut aussitôt, s’avança jusqu’à quelques pas de Fausta et se tint immobile. Alors Fausta se mit à écrire. Sans doute ce qu’elle écrivait était grave et difficile à dire, car souvent elle s’arrêtait, pensive.

La lettre était longue. Ce ne fut qu’au bout d’une heure que Fausta la cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l’homme qui semblait être un laquais.

– Où est le comte?

– À son poste: près de la basilique de Saint-Denis.

– Faites-lui parvenir cette lettre. Qu’il l’ait demain matin à huit heures. Qu’il se mette aussitôt en route. Qu’il gagne Dunkerque directement. Et qu’il remette la missive à Alexandre Farnèse.

Le laquais prit le pli cacheté et s’éloigna.

– Dites-lui, ajouta alors Fausta en le rappelant, dites-lui qu’à son retour, s’il ne me trouve pas ici, il devra pousser jusqu’à Blois…

L’homme disparut.

«Bon! pensa Pardaillan. C’est la lettre qui ordonne à Farnèse de tenir son armée prête à entrer en France pour que M. le duc de Guise devienne empereur de l’Europe, de l’Afrique et autres lieux… Allons donc!…»

Bientôt Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes, un autre laquais parut, qui éteignit les flambeaux. Quelques bruits qui parvenaient encore à l’oreille de Pardaillan s’arrêtèrent l’un après l’autre, et il fut évident que tout dormait dans le palais.

Alors, Pardaillan, sa dague à la main, se mit en route. Il marchait au hasard, s’orientant au jugé, et avec une telle lenteur, de telles précautions qu’une demi-heure s’écoula entre le moment où il quitta son poste d’observation et celui où il parvint dans une pièce assez vaste qu’éclairait faiblement une lanterne accrochée au mur. Pardaillan reconnut aussitôt cette pièce. C’était le vestibule du palais Fausta.

Soit que la surveillance parût moins urgente dans le palais, soit que les deux gardiens ordinaires eussent fait partie de la bande qu’avait entraînée Rovenni, le vestibule était désert.

La porte, que du dehors on eût été obligé d’enfoncer, était au contraire facile à ouvrir du dedans. Les énormes verrous qui la barricadaient, soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors.

À ce moment, la demie de minuit sonnait à Notre-Dame. Pardaillan rajusta tant bien que mal la porte, non par scrupule, mais dans l’espoir que l’éveil ne serait pas donné trop tôt, et alors, ayant poussé un large soupir de satisfaction, il prit d’un bon pas le chemin de la rue Saint-Denis, c’est-à-dire le chemin de la Devinière , où il arriva sans encombre.

L’auberge était fermée. Mais bien que tout y parût plongé dans un profond sommeil, Pardaillan avait une manière à lui de frapper. Et il paraît que cette manière était la bonne, car au bout de dix minutes, une servante mal réveillée lui ouvrit.

– À dîner! fit le chevalier qui mourait de faim.

– Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante. Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constaté que vraiment elle ne mentait pas:

– Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, dis-moi, mon lit est-il prêt?

– Vous n’avez qu’à vous glisser dans les draps, monsieur le chevalier.

– Fort bien. Maintenant, écoute: te charges-tu de me réveiller à six heures du matin?

– Oui-da, puisque je me lève à cinq.

– Bravo! Va donc dormir. Seulement si tu oublies de me réveiller, non seulement je te fais chasser par dame Huguette, mais je te coupe les cheveux, ras comme à une nonne, en sorte que ton amoureux, si tu en as un, te tournera le dos, et que si tu n’en as pas…

– J’en ai un! s’écria la fille en riant. Mais soyez tranquille, monsieur, on sait assez les honneurs qui vous sont dus dans cette maison où vous êtes plus maître que la maîtresse…

Sur ces mots, la malicieuse servante se sauva, laissant Pardaillan presque mécontent de sa générosité.

– Ça m’apprendra grommela-t-il, à avoir pitié du sommeil d’une maritorne… Pauvre Huguette!… Voilà sa réputation en péril… Et pourtant!… Mais je vais enrager de faim et de soif…

Et le chevalier, pénétrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il se défit de son épée, ôta son pourpoint et sa casaque de cuir. Puis, comme il connaissait admirablement la maison, il descendit à la cave et en remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bûcher et en revint avec un fagot qu’il jeta dans l’âtre et auquel il mit le feu. La flamme pétilla. Et dans les yeux de Pardaillan pétillait aussi une flamme de bonté, de bonne humeur et d’ironie.

– Si monseigneur le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc, et Maineville… tous ceux qui courent et ont couru après moi pour me tuer, qui n’ont pas assez de pistolets, de rapières, de dagues et d’arquebuses pour me faire la chasse, qui mettent une armée sur pied pour me prendre mort ou vif, s’ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me préparant à faire sauter une omelette… j’entends d’ici leur éclat de rire… s’ils me voyaient saisir le manche de cet admirable poêlon, et remplir en toute conscience, je m’en vante, le rôle d’un bon cuisinier… oui, quel éclat de rire!…

Et Pardaillan, son poêlon à la main, se mit à rire… À ce moment, derrière lui, comme un écho éclata un autre rire…

– Hein! s’écria Pardaillan qui se retourna prêt à sauter sur son épée. Mais il se rassura aussitôt. Le rire était sonore, frais et clair. Et il ne pouvait sortir que d’une bouche jeune et amie… En effet, c’était Huguette qui, arrêtée sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de tout son cœur…

– Je renverrai Gillette, dit-elle en s’avançant et en arrachant le poêlon des mains de Pardaillan.

– Ma chère amie, dit Pardaillan, c’est moi qu’il faut renvoyer en ce cas. Car c’est moi qui ai forcé la pauvre fille à aller dormir, dans la crainte que, à demi sommeillante comme elle était, elle ne laissât brûler l’omelette. Mais laissez-moi faire, et vous verrez…

– Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c’est moi qui commande.

En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table qu’elle approcha de la grande flambée de l’âtre. Quelques minutes plus tard, Pardaillan, avec ce bel appétit qu’il avait aussi robuste qu’à vingt ans, attaquait l’omelette que lui servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hôtesse venait de lui remplir à ras bord.

Ce fut un dîner complet. Un des meilleurs qu’eût jamais fait Pardaillan, qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine était toute claire de la flambée. Le repas était succulent. Le vin exquis. Sous la table ronflait Pipeau, le vieux chien de Pardaillan. L’hôtesse, en jupe courte, allait et venait, souriante… Jamais Pardaillan n’avait senti un tel bien-être l’envahir peu à peu…

Huguette le contemplait en souriant. Et certes, ce regard était à ce moment plutôt celui d’une amie, d’une sœur, que d’une amante. Huguette avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser échapper le secret de son amour. Mais le calme revenu, la paix solidement établie pour longtemps, du moins cela lui semblait ainsi, elle redevenait ce qu’elle était en réalité, c’est-à-dire la bonne hôtesse.

Que demandait Huguette, en effet? Pas autre chose que de voir le chevalier s’installer dans son auberge. Le voir tous les jours, tranquille, heureux, paisible, le servir, le soigner comme un enfant, cela lui semblait le plus joli rêve qu’elle pût faire, et elle n’avait pas d’autre prétention. Seulement, ce rêve ouvrait la porte à d’autres rêves…

Qui savait si un jour le chevalier ne serait pas guéri de cet amour qu’il portait au cœur et qu’elle respectait, elle, avec une piété d’autant plus sincère et avec d’autant moins de jalousie que l’objet de cet amour n’existait plus! Quant à la distance qui pouvait séparer Pardaillan gentilhomme, de Huguette hôtesse d’auberge, le chevalier, par son attitude, par ses paroles, par son amitié, avait eu soin de l’effacer lui même.

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