Jacques Clément, rentré à Paris, se dirigea tout droit vers son couvent situé dans le haut de la rue Saint-Jacques. L’idée ne lui fût pas venue de s’attarder hors du monastère quand rien ne l’y obligeait. Et il avait hâte d’être seul dans sa cellule pour examiner avec lui-même la situation qui lui était faite. Mais il lui fallait d’abord rendre compte au prieur Bourgoing du résultat de son voyage. Il n’avait d’ailleurs aucune appréhension de cette entrevue. Le prieur des Jacobins s’était toujours montré pour lui d’une extrême affabilité et lui avait accordé une liberté dont les autres moines étaient bien loin de jouir.
Il était sept heures du soir lorsqu’il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journée les vingt lieues qui séparent Chartres de Paris. Son cheval – le cheval qu’il tenait de la générosité de ceux qui devaient l’occire!… – était blanc d’écume.
– Ayez donc soin de cette noble bête, dit-il au frère portier, faites-la conduire dans les écuries de notre abbé qui sera fort aise de cette acquisition: c’est un présent des Philistins!…
Le frère portier obéit sans répliquer, car Jacques Clément jouissait dans le couvent d’une considération et d’une autorité dues à la bienveillance particulière dont l’honorait le prieur. Il appela donc deux frères lais qui remplissaient l’office de valets d’écurie et leur remit le cheval emprunté au roi… Jacques Clément, s’étant assuré que sa monture était placée dans une bonne litière et qu’elle avait bonne provision d’avoine, se dirigea vers l’appartement de l’abbé – appartement fastueux, très mondain, nullement ascétique.
Le prieur Bourgoing était à table. Il lisait et relisait une lettre qui venait de lui être remise il y avait un quart d’heure à peine, et fronçait les sourcils, donnant des signes d’une vive agitation, ce qui ne l’empêchait pas de faire honneur à l’excellent repas que le frère sommelier et deux autres frères lui servaient avec un respectueux empressement.
Bourgoing n’aimait pas beaucoup qu’on le dérangeât dans une aussi importante occupation que le dîner. Mais lorsqu’il sut que le frère Clément était dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu’il lisait, donna l’ordre d’introduire le jeune moine et, d’un signe, renvoya ses serviteurs.
– Quoi, mon frère! s’écria Bourgoing en apercevant Jacques Clément. Dans ce costume si peu conforme aux règles de notre ordre!… Que signifie?…
Jacques Clément, on s’en souvient, s’était débarrassé de son froc dans l’auberge du Chant du Coq. Mais vingt fois, déjà, le prieur l’avait vu dans ce costume de cavalier sans en témoigner ni de la surprise, ni surtout l’indignation qu’il manifestait à ce moment. Le moine demeura donc stupéfait de la question.
– Ce n’est pas tout, reprenait déjà le prieur. Voilà cinq jours que vous êtes absent du monastère et que je vous fais chercher partout dans Paris!… C’est là une étrange manière de remplir vos devoirs!… Vous n’êtes pas frère quêteur, ni prédicateur… vous n’avez reçu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence…
– Pardon, Reverendissime Seigneur, dit froidement Jacques Clément, ou vos esprits sont frappés d’un trouble que je ne conçois pas, ou vous devez vous souvenir…
– Je ne me souviens de rien! interrompit violemment le prieur.
– Quoi! vénérable père… vous ne m’avez pas vous-même donné votre bénédiction à mon départ!…
– Le malheureux délire! s’écria Bourgoing en levant les bras au ciel.
– Vous n’y avez pas joint votre absolution pour tout acte que je pourrais commettre en mon absence!…
– Fou!… L’infortuné est fou!… Par Notre-Dame, quel acte eussiez-vous donc pu commettre dont, par avance, je vous eusse absous?…
– Je vous l’ai confié, mon père!… Rappelez-vous ce que vous m’avez dit!… Rappelez-vous que vous m’avez cité l’exemple de Judith et de Jéhu!…
– C’est à vous, mon frère, qu’il faut recommander de rappeler vos esprits!
– Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amèrement Jacques Clément. Mon digne père, votre attitude à mon égard me plonge dans un abîme de stupéfaction… Quoi!… ne m’avez-vous pas encouragé vous-même, m’affirmant que l’Écriture autorise certains actes irréguliers, quand il s’agit du service du Seigneur Dieu!…
– Mais au nom du ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irréguliers voulez-vous parler?
– D’un seul, mon Révérend Père, d’un seul! fit Jacques Clément d’une voix sombre…
– D’aucun! d’aucun! interrompit le prieur en essayant de couvrir la voix du moine et en lui jetant en-dessous un regard anxieux. Vous puisez dans votre imagination malade des pensées qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit…
Bourgoing fit un grand signe de croix par-dessus la serviette immaculée qui était étalée sur sa poitrine.
– C’en est trop! dit Jacques Clément. Je suis parti avec votre approbation, avec votre bénédiction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frère Ange, pour rejoindre à Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!…
Le père Bourgoing, d’un geste brusque, repoussa la table, arracha sa serviette, et se rapprochant du moine:
– Que dites-vous là? fit-il d’une voix basse et tremblante. Tuer le roi!… Quel crime épouvantable osez-vous concevoir!…
– Par le Dieu vivant, mon père, je jure que…
– Ne jurez rien!… Estimez-vous heureux que je ne vous remette pas au bras séculier! Allez, mon frère, allez. Mettez-vous à réciter les psaumes de la pénitence… jeûnez… veillez… priez… et moi, cependant, je réfléchirai au meilleur moyen de faire sortir de votre âme le démon qui l’habite en ce moment!…
Jacques Clément baissa la tête: il comprenait!… Oui, il comprenait que le coup était manqué, Henri III n’ayant pas été tué, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative… Il comprenait cela… mais il se trompait!… Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire pénitence, mais dans l’antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards qui l’entourèrent.
– Mon frère, dit l’un d’eux, il faut nous suivre au cachot de pénitence!…
Alors seulement Jacques Clément comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu’on le punissait d’avoir manqué le coup!… Il voulut pousser un cri, se débattre… car le cachot de pénitence était une horrible chose… une oubliette dont rarement on sortait vivant… mais au même instant, il fut bâillonné, lié, entraîné… et quelques minutes plus tard, il était jeté dans le cachot.
Cependant le prieur Bourgoing s’était remis tranquillement à table et disait aux moines servants:
– Je ne sais ce que peut avoir notre malheureux frère Clément, ni quel péché mortel il a pu commettre, mais il est possédé… il profère d’horribles et extravagants blasphèmes. Aussi, comme les paroles que lui inspire le démon pourraient porter le trouble dans la communauté, si elles étaient entendues, je fais défense expresse qu’aucun de nos frères ne descende jusqu’au cachot pour essayer de surprendre ces paroles. J’irai moi-même visiter cet infortuné, et si je parviens à l’exorciser, je le ferai sortir… mais j’en doute!…
Le cachot de pénitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale, après avoir descendu l’escalier qui aboutissait aux caves.
Ce cachot était assez spacieux. Ses voûtes surbaissées et sculptées, les colonnettes qui s’élançaient des angles, les pierres qui malgré la moisissure conservaient la trace des dentelures dont on les avait ornées à l’origine, tout prouvait que cette sombre demeure avait dû avoir jadis une autre destination que celle qu’on lui affectait à cette époque. Et en effet, le sol se composait d’un certain nombre de dalles rectangulaires de grande dimension. À la tête de chacune de ces dalles était fixé un gros anneau de fer rouillé par l’humidité. Et sous chacune de ces dalles, il y avait un cercueil.
Le cachot du monastère des Jacobins était un ancien tombeau!… Et c’est ce tombeau qui, maintenant, servait de cachot aux moines qui avaient commis quelque crime secret qu’il fallait punir sans le révéler aux juges laïques.
Il n’y avait là ni banc, ni escabeau, ni meuble quelconque, ni même de paille pour se coucher. Il n’y avait en tout qu’une vieille cruche que Jacques Clément trouva pleine d’eau, ce qui lui fit supposer que le prieur avait dû donner des ordres avant son arrivée. Cette supposition se confirma dans son esprit, lorsque près de la cruche, en tâtonnant, il trouva un pain.
Ainsi, sa mise au cachot était décidée avant qu’il n’eut vu le prieur!… La situation était terrible!… Jacques Clément l’envisagea froidement.
Il avait été délié et débâillonné au moment où il avait été poussé dans le cachot de pénitence. Il était donc libre de ses mouvements. Mais l’obscurité était opaque. Jacques Clément demeura donc immobile, s’accroupit dans cet angle où du pied il avait heurté la cruche et le pain, et la tête sur les genoux, se mit à méditer.