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XV LE 21 OCTOBRE 1588

Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l’envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s’arrêtait à l’aumônière de cuir qu’il portait suspendue à son ceinturon. L’aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.

«Pourtant, songeait Maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Qu’ai-je fait de mal? Est-ce ma faute si mon père et le père de mon père ont été bourreaux et s’ils m’ont transmis leur fonction? N’ai-je pas réparé autant qu’il fut en mon pouvoir? Et lorsque le divin sourire de l’enfant me fit comprendre l’horreur de tuer, n’ai-je pas renoncé à être bourgeois notable en même temps que je déposais la hache?… Tout cela est bel et bon… je n’en suis pas moins l’ancien bourreau de Paris. M. le duc d’Angoulême, s’il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains… Tandis que moi mort… oui… mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre… et alors… petit flacon de mon aumônière, tu feras ton office!…»

Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait sans terreur cette Grève dont si souvent il avait détourné son regard, épouvanté par les souvenirs qu’elle évoquait. Plus de malheur! Plus de désespoir! Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles, les emmener en Italie.

Ce fut avec un sourire enjoué qu’il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu’il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours! Dans quelques heures, il ne serait plus le cardinal-évêque de Parme et Modène, mais simplement le prince Farnèse… un homme comme un autre que n’enchaînaient plus les vœux, qui avait le droit d’aimer… d’être époux et père!

Le ciel était pur; un souffle de brise un peu froide faisait frissonner les beaux peupliers qui bordaient alors les berges de la Seine. C ’était une de ces exquises matinées d’automne où il semble que la nature veuille donner aux hommes une de ses dernières fêtes. Dans l’azur d’un ciel de soie changeante, passaient comme des sourires de légères vapeurs blanches, et il semblait au cardinal Farnèse que ces sourires du ciel fêtaient sa bienvenue, son retour à la vie heureuse…

Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l’autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.

Voici qu’on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.

Claude poussa un soupir et, s’étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s’arrêtait devant la porte de la maison.

– Descendez! fit-il d’une voix rauque.

Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots:

«Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications.»

– Veuillez monter, monseigneur, dit l’homme.

Farnèse et Claude prirent place dans la litière qui se mit aussitôt en route. Mais au lieu de se diriger vers le palais de Fausta, comme l’avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l’abbaye: circonstance qui eût achevé de rassurer Farnèse s’il eût pu avoir des soupçons. D’ailleurs, aucune escorte. Rien que l’homme qui servait de conducteur et activait les deux mules nonchalantes de la litière. Personne en vue. Le calme et le silence d’une belle matinée. La litière arriva sans incidents à l’abbaye et s’arrêta devant le grand portail surmonté d’une croix. Farnèse et Claude ayant mis pied à terre se dirigèrent vers la porte.

– Pardon, monseigneur, dit alors l’envoyé de Fausta, j’ai l’ordre d’introduire dans l’abbaye Son Éminence le cardinal Farnèse, mais non aucune personne de sa suite.

– Vous entendez, maître Claude? dit le cardinal avec une sourde joie.

– Soit! répondit humblement l’ancien bourreau. Je vous attendrai sous ce chêne.

Farnèse fit vivement un geste d’approbation et pénétra aussitôt dans l’abbaye dont la porte se referma lourdement. Dans le couvent, c’était le même calme, le même silence qu’au dehors. Farnèse, rongeant son impatience, suivait son guide qui traversait les bâtiments, et entré sur le terrain de culture, se dirigeait tout droit vers le vieux pavillon.

– Entrez, monseigneur, dit le guide.

Farnèse, frémissant, reconnut l’endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant, et se vit en présence d’une quinzaine de personnages qu’il connaissait tous: cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d’une gravité funèbre. Ils étaient comme dans la terrible nuit où, avec Claude, ils l’avaient condamné à mourir par la faim. Assis sur des fauteuils placés en demi-cercle, ils formaient une imposante assemblée dans ce vieux pavillon au mur duquel on avait cloué, au fond, un grand Christ qui dominait cette scène.

Farnèse chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l’inquiétude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence était effrayant et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.

– Messeigneurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d’angoisse, j’attendais… j’espérais une autre réception, et je m’étonne de trouver des visages aussi sévères…

L’un d’eux, alors, se leva et dit:

– Cardinal Farnèse, ce n’est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages: c’est de la tristesse, et n’est-elle pas bien naturelle à l’heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours?…

Farnèse respira… Non! Rien de funèbre dans ce qu’il voyait…

– Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la présence de l’éminent et très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici…

Farnèse s’inclina; et à ce moment même, une porte qu’il n’avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s’ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle et agité; mais Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. À l’entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent, puis se tournant vers le grand Christ, s’agenouillèrent, tandis que Rovenni récitait une prière.

Farnèse, lui aussi, s’était agenouillé. Il avait incliné la tête, et certes sa prière fut aussi fervente. Lorsque Rovenni eut terminé son oraison, Farnèse se releva, et il vit que les assistants, s’éloignant lentement à l’exception du cardinal Rovenni, sortaient tous par la porte du fond.

– Que signifie? balbutia-t-il. Où est Sa Sainteté?… Elle seule a qualité pour…

– Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience… Ce qui est dit est dit.

– Mais la cérémonie de renonciation?… Pourquoi sommes-nous seuls?

– Elle va avoir lieu. Et si nous sommes restés seuls, Farnèse, c’est que j’ai à vous demander tout d’abord si vous avez bien consulté votre conscience.

– Que voulez-vous dire, Rovenni?… Vous me connaissez depuis longtemps…

– C’est parce que je vous connais, c’est parce que je sais votre attachement à la foi et au dogme que je vous demande: «Farnèse, est-il bien vrai que vous vouliez quitter le sein de l’Église?»

– J’y suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu’à cette condition et à d’autres qu’elle connaît, j’ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie…

Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha vivement de Farnèse, et d’une voix plus basse:

– Vous savez que je vous aime. Vous n’ignorez pas, d’autre part, qu’il est impossible à un prêtre de sortir de l’Église avec le consentement de l’Église même… Fausta s’est engagée à vous relever de vos vœux: elle inaugure là une œuvre de maléfice qu’aucun pape n’a osé consommer…

– Vous prononcez d’étranges paroles, murmura Farnèse en pâlissant.

– Soyez franc, reprit Rovenni en jetant un rapide regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie?… Hâtez-vous… les minutes, les secondes même sont précieuses…

– J’ai accepté d’aller en Italie pour parler aux principaux d’entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses ou des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.

– Est-ce là tout ce que vous devez faire en Italie?

– C’est tout! dit Farnèse.

– Et contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?

Farnèse garda le silence. Une vague terreur l’envahissait maintenant. Il ne soupçonnait pourtant aucune trahison et n’eût pu assigner aucune cause à cette terreur mystérieuse qu’il sentait monter en lui.

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