Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant il sera trop tard.

– Eh bien! palpita Farnèse, on m’a promis…

À ce moment une sorte de gémissement s’éleva au dehors… un cri qui traversa l’espace comme une plainte., puis tout retomba au silence.

– Trop tard! murmura Rovenni.

– Avez-vous entendu? bégaya Farnèse que l’épouvante gagnait.

– Farnèse, écoute-moi, écoute ton vieux camarade… Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?…

Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta:

– N’entendez-vous pas?… Qui vient de crier?… Qui pleure là?…

– C’est toi qui ne m’entends pas! gronda Rovenni. Écoute. Bientôt Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Nul doute que sa volonté suprême ne soit écoutée… Farnèse, il en est temps! Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer!

Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura:

– Que me proposez-vous?… Est-ce bien vous qui venez de parler ainsi?

– Je te propose la fortune, les grandeurs… Fausta ne peut rien te donner, et tu l’avais bien compris, puisque le premier tu l’as quittée… un mot!… Un seul!… Hâte-toi!…

– Fausta peut me donner l’amour, dit gravement Farnèse. Fausta est pour moi l’archange de la félicité suprême puisqu’elle fait de moi un homme, puisqu’elle m’arrache au néant de mes vœux, puisqu’elle me fait époux en me rendant celle que j’adore, puisqu’elle me fait père en me rendant ma fille!…

– Votre fille! prononça Rovenni d’une voix si glaciale que Farnèse frissonna, et que cette épouvante de tout à l’heure l’envahit de nouveau.

Pourtant, il se cabra contre cette terreur qu’il jugeait puérile, et d’un ton assuré… qui voulait être assuré:

– Sans doute!… J’ai la parole de la souveraine… et…

Rovenni éclata de rire.

– La parole de la souveraine!… tu crois en Fausta et en sa parole sacrée!… Eh bien, écoute!…

Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence; lents mortellement tristes, les appels du bronze funéraire se succédaient avec de sourdes vibrations.

– Le glas! murmura Farnèse éperdu. Pour qui sonne-t-on le glas?

– Écoute! Écoute encore! gronda Rovenni en le saisissant par le bras.

Des voix, alors, derrière la porte du fond, s’élevèrent en un chant de deuil… un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d’horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes… Farnèse, d’une violente secousse, se dégagea de l’étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante, sa voix couverte par le chant funèbre et les tintements du glas:

– Le glas de mort! Le chant des suppliciés!… Qui meurt ici?… Qui est mort?…

– Farnèse! prononça Rovenni d’un accent d’ironie terrible, la souveraine Fausta t’attend là, derrière cette porte… Va donc lui demander ton amante et ta fille!…

– Ma fille! rugit Farnèse.

Et il se rua vers la porte du fond. Il crut se ruer… Il y alla à pas chancelants, les jambes brisées, le cœur noyé d’horreur, comprenant qu’il entrait dans la mort, dans le prodigieux cauchemar des épouvantes surhumaines, et voulant quand même se raccrocher à quelque espoir insensé…

– Ma fille! répéta-t-il avec un sanglot déchirant au moment où il atteignait la porte, et où, dehors, le chant des suppliciés éclatait en un lugubre grondement.

Il trébucha; furieusement, il se raccrocha à la porte, et d’une sauvage poussée, d’un geste frénétique, l’ouvrit toute grande… Et un instant, il demeura hagard, plus livide qu’un mort, les cheveux hérissés, pris de vertige; se muscles craquèrent; dans sa tête, un foudroyant travail se produisit; il eut la sensation que sa cervelle éclatait, que son crâne s’ouvrait, que son cœur se déchirait, et que des griffes de fer s’incrustaient à sa gorge…

Dans le plein air, il put faire trois pas rapides, et soulevant les bras vers la suppliciée, rêvant un rêve fantastique et hideux, devant l’indescriptible spectacle qui violentait sa raison et faisait vaciller son regard, d’une voix sans accent humain, il hurla le même mot:

– Ma fille!…

Et c’était bien sa fille! C’était bien Violetta! C’était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore!… C’était bien pour sa fille que s’élevaient dans l’air pur et léger de cette radieuse matinée les chants de mort, comme jadis pour Léonore!… Et comme jadis pour Léonore, c’était un spectacle d’affreuse agonie qui heurtait ses yeux égarés!…

En effet là, sur cette esplanade, se dressait l’estrade de marbre à demi ruinée sur laquelle s’étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme; et au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d’une solennité angoissante dans ce décor aux tons de pourpre et de violet, sous son dais rouge, frangé d’or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours noir étrangement calmes, d’un calme funeste, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée!…

Et c’était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies… la croix du cimetière, que par une réminiscence païenne, ou par un secret hommage à la beauté, l’abbesse Claudine avait enguirlandée de fleurs!…

Et sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze, pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie… morte peut-être… c’était Violetta! c’était sa fille!…

Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique passa dans l’œil de Farnèse avec la rapidité fantastique de ces rêves impossibles qui naissent et meurent dans la même seconde. En effet, à l’instant même où il sortait du pavillon, à l’instant où, ce cri jaillissait de ses entrailles:

«Ma fille!…»

À cet instant, disons-nous, une femme placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta se retourna vers lui… Au cri de Farnèse, un autre cri, une clameur d’horrible angoisse répondit… Et cette femme, d’un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et comme jadis sur les marches de l’autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s’appesantirent sur les épaules de Farnèse… Car cette femme, c’était Léonore de Montaigues.

Le cardinal eut un râle, une sorte de hoquet convulsif semblable à ceux de l’agonie.

Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une belle lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse…

Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d’effroi…

– Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Ma fille… notre fille… Jean! Jean Farnèse!… notre fille… la voici!…

– La voilà! râla Farnèse en étendant le bras vers la suppliciée…

– Violetta!…

– C’est ta fille!…

– La bohémienne?… La petite chanteuse que je repoussais?

– C’est ta fille!…

Léonore se retourna vers la croix. Une indicible expression s’étendit sur son beau visage ravagé, convulsé à ce moment par la tempête de sentiments qui se déchaînait dans son cœur. Ses mains tremblantes se levèrent, et d’une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia:

– Ma fille!… Est-ce vrai?… Est-ce toi? dis?… Oui, oui, c’est toi… je te reconnais!… Ma fille… mon enfant… Oh! aidez-moi à la descendre de là… peut-être n’est-elle pas morte… attends, ma fille… attends, voici ta mère…

Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L’effort qu’il faisait pour se mettre en marche était énorme; mais il demeurait sur place, il lui semblait qu’il était de bronze; que ses membres avaient acquis la dureté, l’inflexibilité du bronze, et que dans ce corps de bronze les veines charriaient du plomb fondu… L’effort qu’il faisait pour crier était énorme, mais sa bouche entrouverte ne laissait échapper qu’un souffle bref et rauque. En réalité, il n’y avait plus de vivant en lui que les yeux…

Les yeux rivés sur l’adorée enfin retrouvée… la bien-aimée qui l’avait reconnu!… Léonore, il ne voyait que Léonore!… Ses yeux ne se levaient pas sur la croix… Ses yeux exorbités rougis par l’afflux du sang au cerveau, ses yeux étaient rivés sur Léonore, et il ne voyait, il ne pouvait voir qu’elle, et dans son cœur à défaut de ses lèvres, il n’y avait qu’un mot, un cri, gémissement, plainte, hurlement farouche:

58
{"b":"88983","o":1}