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«Léonore!…»

Et voici ce qu’il voyait: la mère avait étreint de sa fille tout ce qu’elle pouvait en étreindre, c’est-à-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas; sa parole brève et saccadée jaillissait comme jaillit le sang d’une blessure mortelle; elle disait en quelques secondes ce qu’elle eût pu dire en seize ans; elle ne s’arrêtait que pour baiser furieusement les adorables petits pieds tout nus que les cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et de toutes ses forces décuplées, poussées à l’exaspération de la force, elle tentait de secouer la croix, de l’arracher du trou.

Sans doute elle ne reconnaissait pas les gens qui l’entouraient, car parfois elle tournait la tête vers les visages funèbres des cardinaux, vers l’effroyable statue qui s’appelait Fausta. Et elle râlait:

– Aidez-moi donc… par pitié, aidez-moi… je vous dis qu’elle n’est pas morte, et si elle est morte, je la réchaufferai, je la réveillerai. Je suis sa mère… Messieurs, ayez pitié… je n’ai jamais vu mon enfant… je ne savais pas que c’était elle… Cela m’étonnait aussi de sentir que j’aimais la petite bohémienne… Attends, ma fille… je saurai bien trouver la force…

Elle fit un plus rude effort, et dans cet effort même, brisa ses forces… Elle s’abattit à genoux… Ses ongles s’incrustèrent alors au pied de la croix, puis labourèrent le sol; puis tout à coup, elle se leva toute droite, et dans le même instant, retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus… Pour toujours, elle fut immobile…

Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette exorbitante minute d’horreur qui suivit son entrée sur l’esplanade.

Lorsqu’il vit tomber Léonore, lorsqu’il eut au cœur ce choc qui lui apprenait qu’elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin… Il put marcher… Il se traîna vers elle, se pencha, se releva, porta les deux mains à son front et dit:

– Morte!…

Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux baissèrent la tête. Seule l’effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.

Alors le cardinal tira le poignard qu’il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées:

– Maudite!… Maudite!… À ton tour!…

Il crut qu’il s’élançait, qu’il se ruait, qu’il allait frapper Fausta… En réalité, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui, que, dans une sorte de cataclysme de son être, tout s’effondrait, s’émiettait… et qu’il ne pouvait plus faire un pas… Alors il répéta son cri sinistre et, levant le poignard, d’un geste foudroyant se frappa à la poitrine. Presque aussitôt, il tomba non loin de Léonore.

Il n’était pas mort encore. Dans le spasme suprême de l’agonie, il put se traîner jusqu’à elle et il la saisit dans ses deux bras… il chercha à rapprocher ses lèvres, des lèvres décolorées de la morte… mais au moment où il allait les atteindre, au moment où il allait trouver ce baiser de mort sur la bouche de l’adorée, il se raidit tout à coup, et le souffle glacé de sa bouche fut le dernier…

Ils demeurèrent ainsi enlacés dans la mort, et l’étreinte de l’amant fut telle qu’il fut ensuite impossible de les séparer…

Quelle que fût l’impassibilité des gens qui assistaient à cette scène, un frémissement d’horreur, de pitié peut-être parcourut cette assemblée. Peut-être aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards pleins d’une sourde anxiété allaient de Fausta au cardinal Rovenni qui, lui-même pâle et frémissant, jetait avidement les yeux du côté des bâtiments de l’abbaye et murmurait:

– Pourquoi Sixte n’arrive-t-il pas? Où est l’homme qui devait le précéder ici, porteur de son anneau?…

Fausta, en voyant tomber Léonore, puis le cardinal Farnèse, avait eut un mystérieux sourire et prononcé en elle-même:

«Deux!… Que Maurevert maintenant m’amène les autres! Que Guise arrive, et tout est fini!…»

Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement; sous l’éclatant soleil de cette matinée, toute droite dans son lourd et somptueux costume, elle réalisait une apparition de rêve: ce n’était plus une femme, ni même la souveraine aux attitudes d’irrésistible autorité; elle incarnait la Puissance dans ce qu’elle a d’inhumain, dans sa synthèse délivrée de tous les sentiments qui assiègent les hommes, elle représentait ici la Fatalité antique, statue sans âme, essence de pouvoir… D’une voix où il n’y avait ni pitié, ni colère, ni agitation, elle prononça:

– Prions pour les âmes de ces deux malheureux, et demandons au Très-Haut de pardonner à la trahison du cardinal Farnèse, mais aussi de frapper les traîtres comme celui-ci vient d’être frappé. Ainsi périront tous ceux qui…

Elle s’arrêta brusquement. Ses lèvres devinrent blanches. Un tressaillement de stupeur la parcourut tout entière, son regard noir, son regard stupéfié se fixa sur un point du mur d’enceinte à vingt pas devant elle, et, au fond d’elle-même, il y eut un cri de rage, de détresse et d’épouvante, un cri… un mot… un nom:

«Pardaillan!…»

Dans le même instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitôt, Charles d’Angoulême sauta derrière lui… Pardaillan s’avança sur Fausta.

– Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!…

Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s’élancèrent. Pardaillan porta la main à la garde, de son épée.

– Il paraît, madame…

Un cri atroce l’interrompit: c’était Charles qui venait de reconnaître Violetta sur la croix et qui, fou d’horreur et de désespoir, se ruait sur l’instrument de supplice…

– … qu’à toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destiné à vous prendre en flagrant délit de meurtre! Comme dans la rue Saint-Denis, comme aux bords de la Seine, comme dans la cathédrale de Chartres, j’espère arriver à temps… Arrière, vous autres, tonna-t-il en tirant sa rapière.

– Qu’on le saisisse! gronda Fausta.

Les hallebardiers l’entourèrent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapière porter quelques coups destinés à le dégager, lorsqu’il demeura immobile et stupéfait… Rovenni, au lieu de fuir, s’inclinait très bas devant lui!… Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient!… Et Rovenni murmurait:

– Quels sont vos ordres?… Dites vite!…

Que se passait-il?

Il était impossible à Pardaillan de le soupçonner.

Il se passait simplement ceci: qu’au moment où Pardaillan était tombé en garde, les yeux de Rovenni s’étaient fixés sur sa main droite… et qu’à l’index de cette main brillait l’anneau d’or… l’anneau de forme spéciale… l’anneau que Sixte Quint seul pouvait lui avoir donné!…

Aux yeux de Rovenni, et presque aussitôt aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prêts à la trahir, Pardaillan était l’homme envoyé par le pape!… Et cet anneau, c’était celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donné dans le moulin de la butte Saint-Roch en reconnaissance de l’immense service que lui rendait Pardaillan.

– Vos ordres! répéta Rovenni.

– Qu’on arrête cet homme! rugit Fausta. Rovenni!… gardes!… Que faites-vous?… Oh! êtes-vous donc tous des traîtres!…

– Mes ordres? dit Pardaillan à tout hasard; maintenez cette femme, en attendant…

Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu’elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan; mais dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d’épouvante comme le chant des suppliciés avait glacé Farnèse… Et c’était:

Domine, salvum fac
Sixtum Quintum
Pontificem summum…
Et exaudi nos in die
Qua vocaverimus te!… [7]

Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l’agita… Ses propres gardes l’entouraient!… Et derrière le rempart des hallebardes, les évêques, les cardinaux entonnaient à pleine voix le chant de leur trahison!…

– Trahie!… Trahie!… murmura-t-elle d’une voix qui même dans cette seconde fatale gardait une sorte de dignité sauvage et farouche.

À ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d’hommes d’armes apparurent, s’avançant à grands pas…

– Le duc de Guise! hurla Fausta. À moi, mon duc, à moi!…

–  Cajetan! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte Quint! Domine, salvum fac Sixtum Quintum!…

[7] «Seigneur, sauve Sixte Quint notre Souverain Pontife, et exauce-nous en ce jour où nous t’invoquons» (Hymne papal).


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